L’ontologie du ready-made a toujours un sens controversé par rapport à celle de l’art traditionnel. La Joconde de Vinci, par exemple, est une oeuvre qui repose sur le processus de la création, de virtuosité ou de savoir-faire de l’artiste. On ne questionne pas son statut son actualité, le moment auquel cette oeuvre existe. À l’inverse, un porte-bouteilles de Duchamp, premier ready-made strict et médiatisé, n’est pas réalisé par l’artiste (1).

Duchamp a simplement sélectionné cet objet en affirmant que c’est une oeuvre d’art. D’un côté, la volonté de Duchamp surprend par sa trivialité en mettant en avant un objet du quotidien. D’un autre, un porte-bouteilles reste dans le cadre d’une exposition artistique un objet offert à la contemplation. Balançant entre la dimension de l’art et du non-art, le ready-made remet donc en cause le statut de l’acte créateur et occupe la place d’un objet par une idée de l’artiste. Or, la question qui se pose est de savoir quel est le régime d’existence du ready-made ou en quoi consiste cette oeuvre.
Je vais porter ma réflexion sur la notion d’immanence d’une oeuvre de Genette selon laquelle le ready-made correspond à l’objet d’immanence idéal. Genette établit une distinction entre les propriétés constitutives et les propriétés contingentes d’une oeuvre. Les propriétés constitutives sont celles de l’objet d’immanence qui renvoie à un mode d’existence unique. Par contre, les propriétés contingentes sont celles de l’objet de manifestation qui peut prendre des formes très diverses. Certaines oeuvres sont toujours les objets physiques qui sont manifestés par eux-mêmes. Une oeuvre Vénus de Milo, par exemple, consiste en un bloc de marbre qui est toujours la chose même. À cette catégorie appartiennent aussi la peinture, l’architecture, la photographie. D’autres oeuvres ont deux modes d’existence qui sont l’immanence idéale et la manifestation physique. Par exemple, un mode d’existence d’un roman d’Alexandre Dumas Compte de Monte-Cristo est un texte et sa manifestation est un livre. Une oeuvre musicale consiste aussi en un texte musical et elle peut être manifestée par une exécution vocale ou instrumentale.
Selon Genette, l’existence du ready-made est donc double et consiste en une manifestation physique et une existence idéale. À cet égard, il faut s’interroger si le ready-made correspond aux objets matériels ou aux objets idéaux individuels. Ce propos va s’articuler autour de la distinction goodmanienne des oeuvres ayant la notion d’authenticité différente. Hors de ce contexte de réduction conceptuelle, on doit également réfléchir sur un mode de réception conceptuelle. Il faut savoir si la réception du concept peut se baser sur une opération descriptive universelle ou si elle repose sur une opération mentale que chacun devrait effectuer par soi-même.

La réduction conceptuelle

En définissant le régime d’immanence du ready-made, Genette part de deux tentatives conceptuelles. La première déclare un objet une oeuvre d’art par le simple choix d’artiste. En reformulant une illustration de Danto, l’oeuvre d’art Bottlerack ou Porte-bouteilles de Duchamp consiste en ce porte-bouteilles du commerce (2). Autrement dit, Duchamp propose ce porte-bouteilles comme oeuvre d’art. On peut en inférer donc que l’artistique ne fait partie de l’esthétique puisque Duchamp a choisi cet objet pour décourager l’expérience esthétique du spectateur. La deuxième tentative conceptuelle soutient qu’une oeuvre d’art est le geste qu’un artiste propose pour faire d’un objet une oeuvre d’art. Dans ce cas, l’objet porte-bouteilles de Duchamp ne constitue pas l’oeuvre en question, mais se définit comme un moyen de proposition. Par conséquent, même si le propos du ready-made est anti-esthétique, on peut inférer la possibilité d’un caractère esthétique à l’acte de proposition.
Le spectateur qui trouve des qualités esthétiques à un porte-bouteilles pourra déclarer qu’on peut ignorer le geste de l’artiste. Si c’est bien le cas, le geste n’est donc pas fondateur dans l’appréciation esthétique d’une oeuvre. En défendant la deuxième interprétation, Genette souligne que si l’on juge le Porte-bouteilles de Duchamp comme un objet beau, l’exposition de cet objet aboutit à une exposition incohérente. Si on contemple un porte-bouteille comme une oeuvre d’art, Duchamp n’est pas responsable de ses qualités esthétiques. Le mérite de son invention devra être attribué à son véritable créateur (3). Cela revient à l’absence de la correspondance définie par Michaud entre le jugement de goût et les qualités artistiques (4). S’il arrive que l’effet perçu ne soit pas l’effet voulu par l’artiste, l’appréciation de l’objet d’art aboutit à un jugement erroné. Par exemple, quelqu’un peut trouver primitive la Joconde, ou peut apprécier un cliché comme une chose inventive. Il est même possible d’évaluer des oeuvres sans égard à leurs qualités voulues, mais cela correspond plutôt à un mode de relation à l’art qu’à l’appréciation générale d’une oeuvre d’art.
Le fait que le porte-bouteilles de Duchamp s’expose en deux exemplaires confirme la signification de l’acte d’artiste du ready-made (5). De deux objets indiscernables, l’un comme l’autre peuvent également être des oeuvres d’art. Autrement dit, n’importe quel porte-bouteilles peut devenir une oeuvre d’art pourvu qu’un artiste produise un geste artistique. La question qui se pose est de savoir si le geste est une condition nécessaire et suffisante à l’existence du ready-made. Pour répondre à cette question, Genette observe plusieurs hypothèses qui réduisent la valeur artistique du ready-made à la description de l’objet d’art et à un sujet qui l’expose.
La première hypothèse, illustrée par Binkley, remplace l’objet d’art par l’élément descriptif qui nous donne une meilleure connaissance de l’oeuvre (6). Or, la contemplation de l’objet d’art n’a pas de sens puisque la description suffit dans la compréhension d’une oeuvre. Par exemple, le Porte-bouteilles de Duchamp est un objet composé uniquement d’un porte-bouteilles en fer galvanisé (environ 64 x 42 cm). Genette rejette cette définition car il évite non seulement de qualifier l’acte de Duchamp dans une relation esthétique mais considère également que Duchamp « n’est rien d’autre qu’un joyeux fumiste » (7). La légitimité du ready-made est souvent remise en cause et nécessite une autre approche.
L’autre interprétation du geste de Duchamp souligne l’importance du sujet dans l’acte de l’artiste. On peut admettre que si un inconnu essayait d’exposer un porte-bouteilles, personne n’aurait probablement fait attention à cet acte artistique. Inversement, la phrase “Duchamp expose un Porte-bouteilles du commerce” implique déjà la signification esthétique d’un événement. Le problème, c’est qu’on ne peut pas discerner la valeur d’un ready-made s’il suffit que celui-ci soit conçu par Duchamp. Or le geste de Duchamp et l’objet exposé jouent un rôle mineur. Genette conclut que le statut de l’auteur, l’acte d’exposer et l’objet exposé sont également importants dans la composition d’une oeuvre d’art. Pour considérer le ready-made comme une oeuvre d’art, il faut compter sur ces facteurs dans l’ensemble.
Un autre argument qui réfute la réduction du ready-made au geste de l’artiste consiste à montrer qu’on ne peut pas réduire le mode d’existence du ready-made à un fonctionnement de l’objet. La substitution à la question “Qu’est-ce que le ready-made?” la question goodmanienne “Quand est-on en présence du ready-made” n’est pas pertinente au sens ontologique pour les raisons suivantes. Selon Rochlitz, s’il est ainsi possible d’appeler oeuvre d’art des objets non-esthétiques qui fonctionnent comme des oeuvres d’art, on échappe à toute notion de qualité de l’objet d’art (8). Sous cette dimension, il est indifférent qu’une oeuvre d’art soit bonne ou mauvaise puisque toute la description de l’objet est complètement remplacée par l’intention de l’auteur. En ce sens, un mode de symbolisation d’un porte-bouteilles de Duchamp implique seulement une volonté de créer un oeuvre. Ce qui s’oppose à cet objet intentionnel est son insuffisance ontologique. La volonté de Duchamp « …de faire oeuvre n’est pas un critère d’art ni de qualité artistique, pas plus que la volonté de dire la vérité ne garantit la fiabilité d’une assertion » (9). Un porte-bouteilles qui a des ambitions artistiques peut ne pas devenir une oeuvre d’art.
Genette insiste également sur le fait qu’on doit laisser la fonction de l’objet intentionnel hors de sa définition. Selon lui, « la fonction intentionnellement constitutive d’un artefact n’est pas constante » (10). On peut utiliser, par exemple, un porte-bouteilles comme un portemanteau ou une étagère à chaussures, sans relation avec sa fonction principale. Or, le mode d’existence d’un porte-bouteilles se maintient toujours immuable, tandis que sa fonction est toujours virtuellement variable. Si la fonction d’un objet ne se réduit pas au mode d’existence du ready-made, on doit l’abandonner à la définition du statut ontologique du ready-made.
On peut donc dire que l’acte de proposer un porte-bouteilles de Duchamp n’est pas encore l’objet artistique à considérer. Ce qui offre suffisamment à la réception sous le mode conceptuel du ready-made ne résulte pas d’une simple description de l’objet mais d’une définition du concept. Dans ce cadre, un acte de l’artiste se définit par l’idée de cet acte qui renvoie à un concept. Ce rapprochement nous aidera à mieux distinguer le ready-made de l’objet industriel. Le porte-bouteilles de Duchamp n’est pas un support matériel puisque il a son concept comme un acte artistique. Autrement dit, de deux porte-bouteilles physiquement indiscernables, l’un devient une oeuvre par un mode de présentation conceptuelle différent.

L’idéalité du concept

Extraire le concept du porte-bouteilles de Duchamp consiste ainsi à réduire ce porte-bouteilles à l’acte de présenter cet objet comme une oeuvre, et ce geste lui-même à son concept. Dans ce cadre théorique, la question principale qu’on doit aborder est ce qui constitue l’idéalité du concept.
Genette indique que le concept peut se manifester indéfiniment dans toutes ses occurrences ou dans tous ses exemplaires corrects mais il n’est pas identique à celui d’une oeuvre du texte littéraire ou de la composition musicale (11). Pour examiner la question d’identité du concept, Genette utilise la notion théorique de Goodman concernant la distinction entre oeuvres autographiques et allographiques. Les arts autographiques sont les arts qui reposent sur la notion d’authenticité, c’est-à-dire que la copie d’une oeuvre autographique peut être considérée comme une contrefaçon. Contrefaire La Joconde a du sens en produisant juste une copie du tableau. À l’inverse, la contrefaçon pour les arts allographiques est impossible puisque la copie de tels arts constitue l’exemplaire d’une oeuvre. N’importe quelle copie du Compte de Montre-Cristo ne serait jamais qu’un nouvel exemplaire du livre. Dans ce cas, une oeuvre allographique ne se définie pas par l’histoire de production d’une oeuvre. En lisant Le Compte de Monte-Cristo, je ne réalise pas une sorte de généalogie de la production du livre. Mais si je regarde le portrait de Louis XIV en costume de sacre, j’imagine ce portrait amusant la famille royale dans le château de Versailles dans le passé.
Inspiré par Goodman, Frédérique Pouillaude dans Le Désoeuvrement Choréographique définit trois critères pour distinguer entre oeuvres autographiques ou allographiques :
1) La contrefaçon de l’objet est-elle ou non absurde? Si oui, l’oeuvre relève de l’allographie, si non de l’autographie.
2) L’oeuvre repose-t-elle sur un partage entre propriétés essentielles et propriétés contingentes ? Si oui, elle est allographique, si non, autographique.
3) L’identité de l’oeuvre est-elle indépendante ou non de l’histoire matérielle de sa production? Si oui, l’oeuvre est allographique, si non, autographique (12).
En essayant d’appliquer ces critères au ready-made, on recevra une réponse positive pour tous les trois. Tout d’abord, la contrefaçon du ready-made est absurde. La preuve qu’on peut en donner est l’exposition des répliques du porte-bouteilles de Duchamp dans les trois musées aux Etats-Unis et en Europe. Si je trouve un porte-bouteille, ressemblant à celui de Duchamp, et que je l’assigne au ready-made réalisé par Duchamp, je ne ferai jamais que produire un nouvel exemplaire correct de l’oeuvre. Face à cet argument, le critique dirait que les répliques du Porte-bouteilles n’éliminent pas la possibilité de la contrefaçon, puisqu’ils sont réalisés par Duchamp lui-même. Autrement dit, on peut quand même contrefaire une signature de Duchamp. Pour répondre à cette objection, je préciserais que la signature ou le nom sur Bottlerack de Duchamp est une propriété constitutive d’une oeuvre qui peut être manifestée de façon différente. Si Duchamp m’offrait personnellement son ready-made Porte-Bouteille non-signé, je le considérais quand même un porte-bouteille de Duchamp. Dans ce cas, la signature de Duchamp prend sa forme par l’accord verbal de l’artiste. Le nom de Duchamp qui fait partie du concept du ready-made peut être dicté (« Je déclare que celui-ci est un Porte-bouteille de Duchamp »), noté sur plaque de la description de Porte-bouteille de Duchamp ou écrit sur l’objet physique du ready-made.
Un autre contre-argument est le suivant. Si la contrefaçon du ready-made était absurde, les musées d’art contemporains pourraient exposer n’importe quel ready-made de l’artiste sans sa permission. Pourtant, il faut distinguer entre la contrefaçon et le copyright. Si je vais apporter un porte-bouteille identique à celle de Duchamp au musée, la musée n’aura pas de droit accordé par le copyright de l’exposer en tant que porte-bouteille de Duchamp. Cette règle s’applique à tous les oeuvres allographiques qui sont protégées par le droit d’auteur, y compris les oeuvres littéraires et musicales.
Ensuite, le ready-made repose évidemment sur un partage entre des propriétés constitutives et des propriétés contingentes. Alors que les propriétés constitutives consistent en un titre de Porte-bouteilles, des caractéristiques de cet objet visuel et un nom d’artiste Marcel Duchamp, les propriétés contingentes reposent sur l’interprétation de l’objet de porte-bouteilles. Si un porte-bouteilles de Duchamp devenait un texte littéraire, le contenu de ce livre Porte-bouteilles émergera à travers l’illustration de porte-bouteilles et sa description. Or ce livre ne prescrira pas non seulement le type de police que l’on doit employer pour son impression, mais l’acuité de la description que l’on doit employer pour décrire l’objet physique. Même la personne chargée de matérialiser le ready-made à partir de ce livre correspond à la propriété contingente. Hormis Duchamp, chaque personne peut produire un nouvel exemplaire du porte-bouteille de Duchamp. Il s’ensuit que l’identité du ready-made ne fait partie d’un objet physique et peut être conservée indépendamment de son exécution. Ce partage entre l’objet physique et le concept a pour conséquence de rendre l’identification du ready-made une oeuvre allographique.
Une oeuvre autographique s’attache toujours à l’identité numérique, c’est-à-dire à la distinction entre l’original et sa copie. Même si cet oeuvre subissait le changement de ses propriétés constitutives (la perte de couleurs, les taches aléatoires), elle resterait numériquement la même. À l’inverse, l’identité d’une oeuvre allographique va de pair avec une forme purement spécifique. Si on changeait les propriétés constitutives d’une oeuvre allographique, on produirait une autre oeuvre. Il n’y aurait aucun problème à ce que les porte-bouteilles de Duchamp se distinguent par des petites nuances, par exemple par l’élément décoratif. Pourtant, il ne s’agit pas d’une déviation extrême et visuelle car cela aboutirait au désaccord de l’idée d’une oeuvre. Si Duchamp ne fondait pas son choix sur une réaction d’indifférence visuelle, il choisirait un porte-bouteilles tels que celle de Black Blum, que l’on pourrait admirer pour sa beauté esthétique.

L’idéntité numérique du ready-made est sous réserve de modifications, même avec le changement du titre d’une oeuvre ou le nom de l’auteur. Le même objet du porte-bouteilles de Duchamp serait une autre oeuvre, si, au lieu de Bottlerack, on l’appelait, par exemple, Le Portemanteau. De même, le porte-bouteilles de Duchamp n’est pas identique à celui du porte-bouteille de l’artiste anonyme, même si ces deux objets sont indiscernables. Il s’ensuit que le concept s’énonce comme une propriété constitutive du porte-bouteille de Duchamp, puisque le changement d’identité numérique d’une oeuvre découle du changement de chaque élément du concept (du titre d’une oeuvre, de la description de l’idée et de l’auteur de cette idée).
L’identité des oeuvres allographiques ne s’appuie pas sur l’histoire matérielle de la production à cause de ce partage entre propriétés constitutives et propriétés contingentes. En ce sens, on peut conserver le porte-bouteilles de Duchamp indépendamment de ses exécutions et interprétations multiples. Il s’ensuit qu’en regardant un porte-bouteilles de Duchamp, on n’a pas besoin de s’assurer qu’il est original ou si des propriétés de cet objet s’accordent précisément aux propriétés du porte-bouteilles lors de l’exécution. J’ai simplement besoin de m’assurer que Marcel Duchamp s’est inscrit dans la description d’une oeuvre. Sous la description d’une oeuvre, je veux dire une plaque sur laquelle on décrit le nom de l’artiste, le titre, les dimensions et le concept d’une oeuvre.
On peut donc définir le régime d’immanence du ready-made comme un régime allographique. L’identité du ready-made repose toujours sur un partage entre l’essentiel en tant que la description conceptuelle et le contingent en tant qu’objet physique. Pourtant, Genette insiste sur le fait que ce régime n’est pas simplement allographique, mais plutôt hyper-allographique en étant plus abstrait et générique que celui d’une oeuvre allographique. Pour saisir le degré d’abstraction, illustré par Genette, il faut maintenant comparer la réduction conceptuelle du ready-made avec celle d’une oeuvre allographique. Selon Genette, la réduction conceptuelle d’une oeuvre allographique et d’une oeuvre conceptuelle est double, mais il y a une petite différence dans la seconde opération (13). Par exemple, La Disparition de Georges Perec s’est réduit à deux étapes: une première réduction permet de passer du livre au texte et une deuxième réduction consiste à réduire ce texte au fait d’être un « lipogramme en e ». La même réduction conceptuelle s’est produite, par exemple, à partir du Comte de Monte-Cristo de Dumas. Néanmoins, Genette souligne que, dans le deuxième cas de la réduction, la particularité du texte de La Disparition se supprime, alors que la constitution d’une idéalité singulière du texte littéraire ou musical est toujours pertinente. Le concept « lipogramme en e » auquel on réduit La Disparition ne présente pas de trait de la définition d’une oeuvre, c’est-à-dire « lipogramme en e » est plus générique que « La Disparition ».
Dans ce contexte, je veux opposer à Genette qu’il n’y a pas de différence dans la réduction conceptuelle entre une oeuvre allographique et un ready-made. Même si on peut marquer le caractère plus générique du concept d’un lipogramme, il y a toujours une possibilité pour l’idéalité singulière du ready-made. Dans la double réduction conceptuelle de porte-bouteilles de Duchamp, je lie l’objet au geste d’artiste « Duchamp expose un porte-bouteilles », et de ce geste au concept « Duchamp expose un porte-bouteille pour décourager le plaisir esthétique ». Quand on définit le concept du ready-made, on doit nécessairement constituer un lien entre l’objet et sa fonction esthétique. Autrement dit, le concept du ready-made est toujours dans la dimension singulière en faisant référence à la définition de l’objet exposé. Dans le cas du porte-bouteille de Duchamp, toute manifestation singulière d’un acte « Duchamp expose un porte-bouteilles » ne se limite pas au concept « Duchamp expose un porte-bouteille pour décourager le plaisir esthétique », mais plutôt se précise et s’individualise. Par conséquent, l’effet de la réduction du ready-made est le même que celle d’un texte littéraire ou musical.
Il nous faut maintenant examiner comment un objet physique du ready-made peut se libérer en une idéalité extérieure, un seconde mode d’existence d’une oeuvre. La question d’évolution d’une oeuvre est bien développée chez Frédéric Pouillaude en étant en quête d’identité de la danse parmi les oeuvres autographiques et allographiques (14). Pouillaude indique que le partage entre autographie et allographie peut traverser un même art. Par exemple, la musique dans la pratique “classique” relève d’allographie, tandis que l’improvisation jazzistique de Coltrane renvoie à l’identité autographique. Tous les effets singuliers du saxophone de Coltrane demeurent étrangers au code notationnel. En ce sens, l’autographie du jazz relève de la performance singulière de l’artiste. Une oeuvre allographique peut commencer par être autographique si son identité permet de faire une démarcation entre le constitutif et le contingent. Or, ce qui transcende les limitations du temps et de l’individu est la classification informelle des exécutions en oeuvre, à savoir un code notationnel. Dans ce cas, une oeuvre musicale devient allographique dès que la notation s’institue. La notation constitue la vie de l’oeuvre hors de l’objet qui correspond également au mode d’existence d’une oeuvre. En opposant au mode d’immanence, on nomme telle existence la transcendance d’une oeuvre.
Pouillaude soutient que la notation est une condition stricte de l’allographie. Une fois fixée sur le papier, l’oeuvre se transmet et se libère de son histoire matérielle de production. Or le ready-made, comme une oeuvre allographique, se conserve par écrit. La description du concept que l’on peut voir en tant que petite plaque dans un musée sert à fournir une condition suffisante pour construire le régime d’immanence du ready-made sans référence à l’objet physique.

Il faut dire que la description d’une oeuvre assigne également le ready-made à son genre. Sans plaque descriptive, un porte-bouteilles n’est pas qu’un séchoir à bouteilles. Il ne relève pas encore ni de l’autographie, ni de l’allographie. Une fois qu’il se réfère par la description à un geste artistique, un porte-bouteilles devient une oeuvre d’art en régime d’immanence. En même temps, l’idéalité de cette oeuvre devient parfaitement déterminée comme extérieure puisque sa réception peut s’étendre bien au-delà de la présence de cet objet. Par conséquent, la description du ready-made est l’élément constitutif de deux régimes d’identité : celle de l’immanence et de la transcendance. Autrement dit, la description du ready-made ne divise pas entre l’immanence et la transcendance de l’objet d’art, mais fait naitre une coexistence de deux régimes d’identité possible parallèlement.

Les modes de réception du concept

La réception du concept renvoie au sujet controversé qui tient aux rapports complexes entre l’artistique et l’esthétique. On peut évidemment constater que la réception conceptuelle n’est pas toujours pertinente à cause de cette difficulté de la perception du ready-made. Il est difficile de connaître l’intention de l’artiste en regardant juste l’objet du ready-made. Par exemple, on peut admirer le porte-bouteilles et l’urinoir de Duchamp pour leur beauté esthétique ou les apprécier sans concept. Comme le dit Genette, « l’ignorance ou l’indifférence aux intentions ont leurs droits, et de nouveau chacun est libre d’admirer un urinoir ou de sourire d’un fouillis de dégoulinures » (15). Or Genette s’oppose à la réception universelle de l’intention de l’artiste. Selon lui, la variabilité de la perception conceptuelle entraîne trois conséquences.
La première conséquence : la description d’une oeuvre ne peut pas être une manifestation plus adéquate que son exécution. Si chacun est libre de définir le concept d’une oeuvre en ignorant l’intention de l’auteur, l’appréciation de la description conceptuelle n’a pas de sens. En se référant à Binkley, Genette dénonce la réception de la description de l’objet d’art puisque « …à cet égard il est plutôt fâcheux que les visiteurs de la collection Arensberg du musée de Philadelphie sachent d’avance ce qui les y attend » (16). Pour les visiteurs qui connaissent l’intention de l’artiste d’une oeuvre sans l’avoir vue, c’est comme un bon ou mauvais gag. Il se pourrait bien que l’élément descriptif comme « le Porte-bouteilles de Duchamp soit un objet composé uniquement d’un porte-bouteilles en fer galvanisé (environ 64 x 42 cm) », mais il nous n’apprendra rien du point de vue artistique.
Je vais aborder cette assertion sous l’angle suivant. Le propos de Binkley concerne la destitution de l’objet de la valeur artistique du ready-made par la description des propriétés de l’objet. On peut évidemment s’éloigner de cette extrémité, en disant que l’exposition des dimensions de l’objet d’art est une manifestation de la description sans objet d’art. Si on pose la notation en tant qu’oeuvre d’art, on ignore tout régime d’immanence du ready-made. Par conséquent, la réduction de l’objet d’art conceptuelle à sa description n’apparait pas pertinente. Pourtant, hormis la description, il y a toujours la possibilité de manifester le concept d’une oeuvre d’art. On peut réclamer une attention aux trois dimensions du ready-made en même temps : à l’objet visuel, au détail de l’objet physique et au concept descriptif. Or, si on parle du concept d’art, on doit expliquer la motivation de l’artiste, son idée ou l’histoire de création artistique. À cet égard, il n’y a pas d’incohérence si on ajoute à l’exposition habituelle de Fountain de Duchamp une plaque avec la description du concept.

Fountain de Duchamp avec l’élément descriptif
Une plaque avec la description du concept

Je ne vois pas de raison à ce que les visiteurs de la collection Arensberg du musée de Philadelphie devraient être déçus ou confus en regardant cette plaque conceptuelle de Fountain. À l’inverse, la description du concept sert à faciliter la réception conceptuelle, qui devient non convenable sans telle clarification. Il n’en est pas du geste conceptuel comme du bon ou du mauvais gag, mais de la manifestation définitive du ready-made.
À ce propos, Genette répondrait évidemment que :

Le geste conceptuel est par définition (plus ou moins) réductible à son concept, mais ce n’est pas à lui de dire pourquoi, combien, ni comment. Duchamp le savait bien, mais n’est pas Duchamp qui veut (17) .

Au départ, on peut se questionner sur le fait que Duchamp n’ait pas voulu expliquer son idée de la création de Fountain. Suite à l’exposition, Duchamp fait paraître une série d’articles sous le titre « The Richard Mutt case » pour répondre à l’accusation de plagiat (18). Il écrit que c’est le choix d’artiste qui est important, et non la fabrication de quelque chose avec ses propres mains. Richard Mutt (le pseudonyme de Duchamp) a choisi un urinoir ordinaire pour montrer que l’idée prévaut sur la création. En outre, au début du premier salon, le comité de la Société américaine a refusé l’envoi de Richard Mutt en prenant son objet pour une blague. Le jury ne savait rien de cette oeuvre: ni pourquoi, ni comment il l’avait conçu. La majorité des membres de la société voyaient l’objet immoral et vulgaire, une pièce commerciale ressortissant à l’art du plombier. Puisque le jury a fondé son jugement sur les propriétés physiques de l’urinoir, son appréciation de Fountain aboutit à un jugement erroné.
Selon Michaud, même si Duchamp prétendait que ce sont les regardeurs qui font les tableaux, c’est en fait le couple artiste-regardeur qui fait les oeuvres (19). D’une part, l’expérience esthétique est produite par les qualités artistiques imposées à l’objet, d’autre part, elle se donne via une expérience perceptive qui est à la fois directe et universelle. Car l’expérience perceptive est corrélative de l’oeuvre, la valeur est conçue comme une cause objective de cette expérience. Pourtant, ce qui distingue l’objectivisme de Michaud de la position réaliste est la relativisation des évaluations dans chaque groupe local d’expérience. En d’autres termes, la perception du spectateur relativise cet objectivisme en entrant dans le jeu du langage. Un urinoir de Duchamp n’a, par exemple, d’autre valeur que pour un groupe ou une personne déterminée qui fait une expérience particulière de cet oeuvre. Si j’essayais de l’apprécier, je n’aurais pas d’autre choix que d’entrer dans le jeu de langage du ready-made et d’apprendre les critères auxquels ils correspondent. Or, la valeur est une valeur relative au ready-made qui pose une autorité à laquelle les autres spectateurs peuvent se conformer. D’un côté, cette conformité consiste à soutenir l’acceptation du relativisme. Enfin, les valeurs particulières du ready-made sont objectivement inscrites dans les oeuvres de Duchamp et d’autres artistes conceptuels.
Si la réduction conceptuelle devait être effectuée uniquement par le spectateur, on ne pourrait pas échapper au relativisme complet du goût et chacun pourrait exprimer les prétentions de sa propre subjectivité. Cependant, la concordance entre les deux séries de qualités n’est pas garantie. Le goût en tant que résultat d’un apprentissage n’est pas inné ou naturel. Pour cette raison, il nous faut poser le processus de formation du jugement esthétique qui consiste à apprendre à faire correspondre une réaction appropriée à des qualités appropriées. L’expérience esthétique véritable est une convergence entre l’effet recherché et une certaine qualité artistique. La maîtrise des règles artistiques et la maîtrise de la réponse face aux objets d’art contemporain est la leçon de l’expérience que chacun peut faire de la formation et de l’évolution de ses goûts personnels. Le goût se norme à travers des complexes apprentissages qui incluent la comparaison, une large expérience, l’intervention des points de vue d’autrui.
Cela nous approche de la position de Walton selon laquelle les jugements esthétiques sur l’art sont soit vrais, soit faux, et peuvent être déterminés (19). Pour l’essentiel, Walton soutient que la vraie valeur des jugements esthétiques sur l’art est fonction, d’une part, des propriétés perceptives d’une oeuvre d’art, et d’autre part, du statut perçu de telles propriétés perceptives quant à la manière dont un travail est perçu dans son exacte catégorie artistique. « Guernica est un échec » semble un jugement adéquat si on la considère comme une peinture impressionniste, étant donné que ses formes cubiques seront alors perçues comme anti-normes, mais c’est un jugement erroné si elle est vue comme une peinture cubiste. Mais cette affirmation est-elle réellement vraie ou réellement fausse ? L’affirmation philosophique de Walton est que cela dépend du statut perçu des propriétés perceptives lorsque Guernica est perçue dans sa catégorie réelle. Les quatre circonstances pertinentes pour qu’il soit correct de percevoir Guernica comme une peinture cubiste sont (i) qu’elle possède des propriétés cubistes standards en nombre suffisant, (ii) qu’elle soit mieux perçue en tant que peinture cubiste, (iii) que Picasso escomptait qu’elle soit perçue comme cubiste, (iv) que la catégorie cubiste soit bien établie et reconnue dans la société où l’oeuvre a été produite. Or, percevoir Guernica dans la catégorie adéquate demande des connaissances sur le cubisme et sur la façon de classer une oeuvre comme un travail cubiste, soit des compétences et de la pratique.

De la même manière, pour notre appréciation de Fountain, la connaissance et l’expérience du spectateur sont essentielles. Duchamp voulait évidemment qu’on percoive son oeuvre comme le ready-made puisqu’elle est mieux perçue en tant qu’oeuvre conceptuelle. Percevoir Fountain comme une oeuvre abstraite ou d’autres catégories signifierait retirer à Duchamp son travail artistique. En outre, la réduction conceptuelle requiert une connaissance du concept pour que notre appréciation du ready-made soit plus profonde que la simple jouissance des formes et des couleurs de l’objet d’art.
Genette signale la deuxième conséquence de la réception conceptuelle qui renvoie à l’instabilité du mode perceptuel (21). Selon lui, quand on remonte de l’objet à l’acte et de l’acte au concept, on génère plusieurs attitudes de réception. Il s’ensuit que l’état conceptuel n’est pas un régime constituant sur lequel on peut s’appuyer universellement, comme l’est l’état conceptuel d’une oeuvre allographique. Puisque chaque spectateur choisit son mode de réception conceptuelle, une oeuvre du ready-made ne peut pas appartenir à une pratique artistique en vertu d’un consensus au sein du jeu de langage local. Il s’ensuit qu’il n’y a pas d’art du ready-made en général, mais seulement des oeuvres du ready-made spécifiques. Pour formuler une objection à ce raisonnement, je vais revenir au débat précédant sur l’identité du concept que Genette appelle trop abstraite. Si on va s’accorder sur le fait que le régime d’immanence du ready-made n’est pas plus générique que celui du poème ou d’une sonate, ce mode peut être construit dans les mêmes termes institutionnels qu’une oeuvre allographique. On ne peut pas nier que le jeu de langage du ready-made existe déjà au sein lequel le jugement se complexifie et se norme. Si on vise à rationaliser le jugement de goût du ready-made, il faut compter sur la réception conceptuelle d’une oeuvre qui peut être stable et universelle. De toute façon, la variété des attitudes de réception du ready-made ne signifie pas qui le caractère unique du mode conceptuel ne soit pas pertinent. Une relation fluctuante entre l’intention de l’artiste et l’attention du public est propre à d’autres systèmes de communications de l’art. On peut même remarquer les différences au sein du jeu de langage des beaux-arts. Par exemple, il existe une divergence énorme quant aux raisons qui nous mènent à définir La liberté Guidant le Peuple de Delacroix comme un chef-d’oeuvre. Mais cela ne veut pas dire qu’une oeuvre des beaux-arts concerne l’instabilité du mode perceptuel.
Enfin, Genette présente la dernière conséquence relative à la fonction esthétique de l’oeuvre conceptuelle (22). Il n’admet pas que l’oeuvre conceptuelle est épuisable dans sa fonction, c’est-à-dire la réduction conceptuelle d’une oeuvre n’aboutit pas à un effet de son concept. En cela, l’oeuvre conceptuelle peut plaire ou déplaire sans concept et sans fin. Or, Genette se réfère à Kant qui exclut tout concept déterminé dans le jugement esthétique. En d’autres termes, le beau kantien n’est pas un concept définissable par notre entendement. Pourtant, cette réduction du jugement esthétique de l’art contemporain aux catégories de l’esthétique classique me parait incohérente. Les arts ne sont plus les beaux-arts. L’idée de l’art contemporain s’est transformée avec la prolifération de formes et d’expériences artistiques. Par conséquent, la situation postmoderne nécessite une autre approche dans la définition de l’art, notamment du ready-made. Porte-bouteilles ou Fountain nous provoquent pour fonder notre jugement esthétique sur la dimension conceptuelle d’une oeuvre qui peut exclusivement interpréter une action de Duchamp. Dans ce cas, la fonction du concept peut consister dans la légitimation du geste de Duchamp qui dénonce le mythe du métier artistique. Si le public ne sait pas ce que les artistes de ready-made veulent dire, c’est une suspension non seulement de la fonction conceptuelle d’une oeuvre, mais aussi de tout objet esthétique voulu par artiste. Si une oeuvre du ready-made plait ou déplait sans concept, elle n’est plus une oeuvre conceptuelle, mais un artefact. Si un porte-bouteille de Duchamp me plait en tant que porte-bouteille, il n’y a pas de réception conceptuelle complète dans mon jugement esthétique. Je pourrais identifier un geste de Duchamp comme « exposer un porte-bouteille », mais ce geste n’est pas exhaustif au sens de la définition du concept. Il s’ensuit que si on parle de la conséquence de la réduction conceptuelle du ready-made on doit compter nécessairement sur son concept défini et consciemment saisi.

Conclusion

Dans sa proposition d’une théorie de la relation esthétique, Genette est très proche du subjectivisme kantien qui repose sur le sentiment du sujet affecté par la représentation de l’objet (23). Une telle position exprime un relativisme, car chaque appréciation est relative à la subjectivité de chaque regardeur, et elle tire la diversité du fait des désaccords des appréciateurs. Pourtant, Genette ne voit aucune possibilité de critères objectifs ou de démarches rationnelles dans l’appréciation esthétique, puisque sa relativisation pure détruit la valeur objective d’une oeuvre. Si n’importe qui peut juger une oeuvre à partir de n’importe quel critère, l’art devient « n’importe quoi » au sens du travail artistique sans règles. Chez Genette, le seul principe a priori est la subjectivité de l’appréciateur qui adopte une attitude objective à son égard. En regardant un porte-bouteille de Duchamp, l’appréciateur peut aimer le porte-bouteille puisqu’il le juge comme une belle chose. Son motif pour l’aimer, quel qu’il soit, est suffisant pour dire que c’est un jugement esthétique véritable. Il en découle que c’est le regardeur qui fait l’oeuvre et c’est lui qui valide ou pas la proposition de l’artiste. Genette soutient ce principe, élaboré par Duchamp, à travers toute sa réflexion sur ontologie du ready-made.
Le subjectivisme de Genette représente l’idée de l’art du ready-made comme un concept hyper-allographique, instable et variable. Or, compte tenu du caractère insaisissable du concept, nous ne savons pas exactement ce que veut dire au juste Duchamp. Même si le porte-bouteille de Duchamp consiste en l’idée d’exposer un porte-bouteille, cette idée reste indéfinie et ouverte. C’est sur cette notion ontologique que je me sépare de Genette. Le problème est qu’elle ne répond pas à la question « À quel moment existe un porte-bouteille de Duchamp? », mais pose la difficulté avec l’abstraction du concept du ready-made. À cause de l’écart possible par rapport au concept de Duchamp, la définition d’une oeuvre prend de multiples visages. Si l’on justifie l’appréciation du porte-bouteilles de Duchamp comme un artefact ou comme le ready-made conceptuellement différent d’une oeuvre de Duchamp, on change l’identité numérique d’une oeuvre. Comme un objet d’immanence allographique, le ready-made doit devenir autre avec un changement des propriétés constitutives. Si on exclut cette altérité, on exclut l’identité spécifique du ready-made.
Pour sortir de cette impasse, il faut s’appuyer sur le concept du ready-made comme une propriété constitutive. Si on admet que le porte-bouteilles de Duchamp consiste en une idée allographique, on doit accepter son existence dans la forme de la description conceptuelle. Or le concept du ready-made se définit comme celui d’une oeuvre littéraire ou musicale. Dire que la réception conceptuelle n’est pas une manifestation adéquate de son exécution me semble incohérent. Le concept peut être défini et stable si on veut qu’il le soit. C’est dans l’intérêt de regardeur et de l’artiste. Pour le regardeur, le concept défini sert à faciliter la justification du jugement et de l’évaluation d’une oeuvre. Pour l’artiste, le concept défini qui s’expose à un public permet d’éviter la possibilité de l’incompréhension entre le regardeur et l’artiste. Dans la relation esthétique du ready-made, le concept est un lien fondamental entre les propriétés d’une oeuvre d’art et les dispositions psychologiques et/ou physiologiques du sujet. En cela, si c’est le spectateur qui fait une oeuvre, il la fait au sens de la conjonction d’un objet visuelle avec un concept de l’artiste. Même si l’artiste du ready-made n’est pas capable d’estimer le résultat esthétique de son travail, il nous donne de toute façon le schéma d’une oeuvre en tant que concept à partir duquel se construit universellement notre expérience esthétique.

Références:

(1) Il s’agit de Porte-bouteilles ou Bottlerack de Duchamp réalisé en 1914.
(2) Gérard GENETTE, L’OEuvre de l’art, op. cit., p. 210.
(3) Gérard GENETTE, L’OEuvre de l’art, op. cit., p.214.
(4) Yves MICHAUD, Critères esthétiques et jugement de goût, op. cit., p.38.
(5) Gérard GENETTE, L’OEuvre de l’art, op. cit., p. 215.
(6) Ibid. p.216.
(7) Ibid. p.217.
(8) Rainer ROCHLITZ, Subversion et Subvention, p. 93.
(9) Ibid. p. 92.
(10) Gérard GENETTE, L’OEuvre de l’art, p. 18.
(11) Gérard GENETTE, L’OEuvre de l’art, p.232.
(12) Frédéric POUILLAUDE, Le Désoeuvrement Choréographique, op. cit., p. 245.
(13) Gérard GENETTE, L’OEuvre de l’art, p. 232.
(14) Frédéric POUILLAUDE, Le Désoeuvrement Choréographique, op. cit., p. 258-263.
(15) Gérard GENETTE, L’OEuvre de l’art, op. cit., p. 231.
(16) Ibid. p. 237.
(17) Gérard GENETTE, L’OEuvre de l’art, op. cit., p. 237.
(18) Sur ce point voir http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ens-duchamp/ens-duchamp.htm#image4.
(19) Yves MICHAUD, Critères esthétiques et jugement de goût, p.18.
(20) Kendal WALTON, « Categories of Art », p. 338-339.
(21) Gérard GENETTE, L’OEuvre de l’art, op. cit., p. 237-38.
(22) Ibid. p. 239.
(23) Gérard GENETTE, L’OEuvre de l’art, op. cit., p. 557.