Je ne dessine pas. Je commence à faire toutes sortes de tâches. J’attends ce que j’appelle «l’accident»: la tache à partir de laquelle va partir le tableau. La tache c’est l’accident. Mais si on tient à l’accident, si on croit qu’on comprend l’accident, on va faire encore de l’illustration, car la tache ressemble toujours à quelque chose
Francis BACON (1).

Voilà comment Francis Bacon explique une technique à partir de laquelle le peintre pourra commencer son tableau. Lorsque l’on parle de la technique de Bacon, il ne s’agit pas de la technique picturale au sens classique du terme. Dans la pratique, les peintres soulignent habituellement l’importance de l’intensité, des couleurs, du rythme de la réalisation ainsi que d’autres caractéristiques. Les impressionnistes reproduisent par exemple une sensation immédiate par une décomposition des couleurs. C’est la fragmentation des coups de pinceaux qui nous fait imaginer le modèle que l’on veut voir. L’autre caractéristique des impressionnistes réside dans la recherche des formes créées par la lumière. Se rebellant contre la précision, ils essayent de capter l’impression fugitive d’une scène extérieure. Dans le cas de Bacon, une technique picturale est basée sur une liberté d’action instinctive. Les esquisses ou les dessins préparatoires sont sans importance puisque le peintre travaille à partir de l’imprévu. En effet, Bacon souligne qu’il n’a jamais suivi de formation artistique et qu’il a eu la chance « de ne jamais apprendre la peinture avec un professeur » (2). La systématisation et la formalisation de l’approche artistique, chez Bacon, est donc le danger principal qui tue la véritable imagination. Les peintres qui croient en l’importance du sujet ne sont pas capables de trouver les vraies ouvertures. Ils leur manquent ce que Bacon nomme « l’imagination technique ». Elle est toujours là. Le peintre doit justement faire confiance aux événements qui arrivent au système nerveux, créé au moment de sa conception. Lorsque l’on évoque la conception, il s’agit en fait du moteur qui fait travailler tous les instincts et trouver les moyens de l’exprimer dans le sujet. Pourtant, Bacon éprouve des difficultés à savoir dans quelle mesure il s’agit d’un pur hasard ou lorsqu’il s’agit d’une manipulation du hasard. Il soutient que si l’on ne peut pas comprendre l’accident, on ne peut jamais comprendre la façon avec laquelle on agit, celle de l’imprévu. C’est un obstacle majeur qui nous empêche d’utiliser toutes les possibilités que le hasard nous offre.
En dépit de la très grande diversité des pratiques artistiques aléatoires, je vais essayer de tracer une ligne de partage entre eux à partir de la technique artistique de Bacon. Il s’agira de travailler sur l’aspect méthodique et réfléchi de l’utilisation du hasard. Or l’on pouvait élaborer une valeur artistique du hasard comme un critère du jugement de goût qui repose sur un degré de la manipulation par hasard. Dans cette échelle d’appréciation, le hasard de Bacon s’imposera comme l’un des remarquables modèles du travail avec le hasard sur le plan visuel.

Les conditions du hasard

On parle du hasard lorsqu’on ne sait pas ce qu’il va se passer et qu’on se retrouve dans une situation imprévue. Hasard est synonyme d’imprédictibilité de différentes éventualités. C’est par exemple le cas lorsque je rencontre un ami au marché, par hasard. On ne peut, en effet, pas prévoir une telle rencontre. Pour Bacon, on peut aussi appeler la chance, l’accident. L’utilisation du mot « hasard » dans le langage commun se rapporte au sens du « hasard » comme synonyme d’absence de cause. Pourtant, le hasard exprime simplement une absence d’informations sur les causes d’une éventualité. À cause de cette méconnaissance et des paramètres nécessaires à la prévision, on peut dire que le hasard traduit notre ignorance.
Chez Aristote, tout élément a une cause, mais le hasard n’est pas cause par soi-même puisque il n’est pas nécessaire (3). La chaleur caniculaire en hiver est un exemple d’absence de cette nécessité car l’hiver est naturellement une période de froid. Par opposition aux causes qui vont de soi, le hasard est à classifier parmi les causes accidentelles. L’architecte est par exemple la cause relative à l’érection de la maison. Si la maison est construite par le musicien, on peut dire que, par hasard, cette maison est l’oeuvre d’un musicien. Le hasard ne fait donc pas partie d’une série d’éléments naturels. C’est le résultat d’un mélange de genres : une essence spécifique et une autre. La qualité de l’architecte appartient à une série d’éléments naturels, alors que la qualité du musicien de savoir construire une maison fait partie d’une série d’événements qui dépende d’une essence mais résulte d’une autre cause.
On peut imaginer les chaînes de causes et d’effets étant liées les unes aux autres. Pourtant, deux causes quelconques peuvent très bien être complètement indépendantes. Un événement fortuit ou le hasard apparaît à l’intersection de deux mondes d’événements qui appartiennent à des séries indépendantes. La raison pour laquelle j’ai rencontré mon ami par hasard, est liée au moment de la rencontre. J’appartenais à un enchaînement de causes qui n’avait pas de connexion avec un enchaînement auquel appartenait mon ami. Hormis les événements amenés par la combinaison d’enchaînements, je suis incapable d’observer toute série de causes à laquelle je n’appartiens pas.
On emploie souvent l’expression du hasard lorsqu’il s’agit de combinaisons exceptionnelles et rares. En effet, Aristote indique que le hasard ne fait partie ni des choses qui se passent toujours, ni de celles qui se produisent fréquemment (4). La régularité des événements correspond à une forme de nécessité intelligible, celle de la loi de la nature. En d’autres termes, les événements finalisés ou qui se produisent en vue de quelque chose, sont plus fréquents que les événements non-finalisés. Je ne rencontre pas souvent mon ami au marché, puisque ce n’est pas l’habitude de l’un de nous de fréquenter ce marché. Je vais donc au marché sans la volonté de voir mon ami à ce marché. Même si j’avais cette volonté, il me faudrait une fin possible à cette volonté. Même si l’événement fortuit a une cause, il est sans cause finale en soi. La tache de Bacon est l’accident puisque le résultat obtenu ne se répète pas et Bacon n’a aucune idée de l’image qui va en résulter. En générant des taches imprévisibles, il conduit son pinceau sans volonté particulière.
Le hasard dépend d’un grand nombre de conditions possibles et il se rattache à une contingence complète, à la parfaite égalité de chances qui pourraient être détruites par une supériorité de l’une des causes possibles. On pourrait constater que l’un de ces événements se produit plus souvent que l’autre grâce à une inégalité des chances. Par exemple, si un dé montre le résultat « 3 » plus fréquemment, il a probablement un défaut de symétrie. Si je rencontre mon voisin plus souvent au marché que mon ami, c’est à cause d’une inégalité des chances qui est en faveur de mon voisin au sens de me voir. Il visite le marché, juste à côté de chez lui presque chaque jour, alors que mon ami vit de l’autre côté de la ville. Même les taches accidentelles de Bacon pourraient être défavorisées par son système nerveux ou par les muscles de sa main. Malgré les milliers de taches se répétant, la cause est l’anatomie spécifique de Bacon. La rareté des événements est contingente. Le hasard n’est pas rare en soi parce qu’il représente une combinaison possible parmi un certain nombre d’événements également possibles.

Le hasard dans la chaîne de causalité

La thèse qui affirme que le hasard a une cause, nous permet d’éviter une rupture dans le tissu causal. Si on trouve la spontanéité dans la détermination causale, on peut trouver une place au hasard dans la typologie des causes. Je vais essayer de trouver cette place dans la théorie aristotélicienne de la causalité qui est une notion métaphysique complexe. Pour Aristote, on distingue ainsi quatre types de causes (5):

  • La cause matérielle qui constitue une chose,
  • La cause formelle qui est l’essence d’un objet,
  • La cause efficiente qui produit un objet,
  • La cause finale qui est le but ou la fin de quelque chose.

La cause matérielle est définie par la matière dont l’objet est composé. Il peut s’agir de l’argile, de la pierre ou du métal d’une statue. Cela pourrait être également l’huile et le pastel sur ce tryptique de Bacon inspiré de L’Orestie d’Eshyle (6).

La cause formelle est ce qu’on appelle la forme d’un objet du fait de sa nature. La forme de l’homme est par exemple l’âme puisque l’âme est une faculté qui permet de définir l’homme par rapport à la statue. La forme de la statue d’Hermès est l’idée qu’en a l’artiste, celle de la ressemblance à Hermès. De même, la cause formelle de Trois études de figures au pied d’une cricifixion représente certaines images qui ont été imposées à Bacon par la lecture d’Eshyle. Bacon imaginait la crucifixion entière dans laquelle les divinités sauvages qui pourchassent Oreste seraient en lieu (7). Ces trois formes devaient être placées sur une armature entourant la croix.
La cause efficiente est la cause du changement. D’une manière générale, c’est la cause de ce qui fait changer ce qui change. Par exemple, le constructeur qui construit la maison ou le sculpteur qui sculpte la statue d’Hermès. Bacon, en tant que le peintre, devient aussi la cause efficiente de ses peintures.
La cause finale définit la raison pour laquelle un objet a été réalisé. « La nature ne fait rien en vain » est l’idée d’Aristote que tout être à une fin, un but. La maison existe pour former le logement d’une famille. La raison d’être d’une statue d’Hermès ou du tryptique de Bacon est le plaisir esthétique. Pourtant, la cause finale est souvent difficile à distinguer de la cause formelle, notamment lorsqu’on parle d’une nécessité, d’une urgence. Le désir de Bacon de peindre le tryptique après la lecture d’Eschyle n’est pas la cause finale, mais plutôt une nécessité conditionnelle des êtres soumis au devenir. Contrairement au désir de Bacon qui n’est pas la véritable cause, le plaisir pris à l’imitation et à la représentation est la fin absolue et pure pour laquelle le tryptique a été peint.
La tache à partir de laquelle Bacon agit, joue un rôle paradoxal dans cette chaîne de causalités. D’un côté, on peut dire que la trace laissée par une coloration est un élément de la puissance matérielle, aussi bien que la goutte d’un ciment que le constructeur de la maison laisse sur les briques. Les taches accidentelles accrochent également les taches déterminées de Bacon comme le ciment assemble les briques. La combinaison des taches avec les couleurs génère le dessin comme l’accrochement des briques avec le ciment produit une maison. Dans ce cas, la tache accidentelle est la matière immanente dont le tryptique de Bacon est fait.
D’un autre côté, l’accident apparaît comme une technique picturale basée sur l’imprévu. C’est la connaissance de la création artistique que Bacon emploie pour obtenir un résultat inespéré. Il s’ensuit que la tache accidentelle est la cause efficiente qui ne dépend pas du désir, de la croyance ou de l’intention du créateur. Elle possède en soi la force nécessaire pour produire un effet réel, celle de la ressemblance au trait qu’on voudrait retenir. La conjugaison des conséquences avec le sujet est l’art de Bacon qui se matérialise dans un équilibre permanent, c’est-à-dire un jeu entre les accidents picturaux et les choses particularisés. C’est un médium sans lequel Bacon ne pourrait pas inventer ses formes nouvelles.
Enfin, on découvre que la tache change la forme qui configure le dessin de Bacon. Même si Bacon imagine ses sujets inspirés via les livres ou les peintures, il exploite l’accident comme un principe de naissance de l’image. Le sujet original se modifie à travers l’instinct qui travaille hors des lois et de la systématisation. Cette manière instinctive fait surgir sur la toile l’inattendu qui constitue le nouveau sujet de base.

…L’autre jour j’ai peint la tête de quelqu’un, et ce qui faisait les orbites, le nez, la bouche, c’étaient – si vous les analysez – juste des formes qui n’ont rien à voir avec des yeux, un nez ou une bouche ; mais le mouvement même de la peinture d’un contour à un autre a donné une image ressemblante de cette personne que j’essayais de peindre. Je me suis arrêté ; j’ai pensé un moment que je tenais quelque chose de beaucoup plus proche de ce que je recherche. Alors, le lendemain, j’ai essayé de pousser plus avant et de rendre la chose encore plus poignante, encore plus proche – et j’ai perdu l’image complètement (8).

Au debout, Bacon dispose d’une idée de la forme mais ne sait pas comment la forme peut être matérialisée. Pour Bacon, la forme de réalisme primaire en tant qu’illustration est ennuyeuse. Il marche sur la corde raide entre la peinture figurative et l’abstraction pour piéger la réalité. Par hasard, il veut arriver au signe en raccourci du corps à la place du corps illustratif. Dans cette construction du tableau, Bacon sait ce qu’il faut accepter ou détruire, échapper ou préciser. Par conséquent, l’image prend une forme qui n’a rien à voir avec une image mentale. Cela explique, par exemple, pourquoi Bacon n’a jamais fait son tryptique Trois Études… tel qu’il avait été conçu antérieurement. Les trois formes ont été laissées à l’état d’esquisse.
Ainsi, si la tache est une cause accidentelle dans les choses qui arrivent en vue d’une fin, cette cause remet en question le but final par la modification de la cause formelle. On peut reprendre la chaîne causale qui après l’intersection avec l’événement fortuit, change la direction en tant que fin. La représentation graphique de cette image est la suivante.

On voit ici:
A – la chaîne de causalité du processus artistique de Bacon,
B – la chaîne de causalité du hasard,
F1 – la finalité prévue de la chaîne A,
F2 – la finalité prévue de la chaîne B,
F – la finalité actuelle,
H – l’intersection des enchaînements.
Les finalités F1 et F2 sont les résultats en vue de quoi les choses sont faites. Si Bacon n’employait jamais l’accident dans Trois Études…, il peindrait la croix au centre de l’image (F1). De plus, des monstruosités ne seraient pas tant croquantes et poignantes. En conséquence, la cause finale comme principe de la génération d’oeuvre était différente. Bacon l’exprimerait simplement par la représentation d’objets de la réalité extérieure. Si Bacon peignait toujours ses tryptiques par des taches accidentelles sans particularisation des traits et sans sujet, il ferait n’importe quoi. Il arriverait alors à la pure abstraction ou à la décoration (F2). Lorsque l’accident traverse la chaine causale (H), des objets particularisés sont modifiés par quelque chose de complètement irrationnel. Par conséquent, la forme se transforme en une forme nouvelle, inattendue (F). La question qui se pose est de savoir si la finalité F est :

  • une restitution de la finalité F1,
  • une restitution de la finalité F2,
  • ou une finalité qui est de nature totalement différente à F1 et F2.

Aristote distingue deux genres d’êtres : les êtres qui sont par nature et les autres par hasard. Lorsque F2 est totalement construite à partir des causes accidentelles, elle est artificielle et non-naturelle. Par conséquent, la restitution de F2 par F est impossible, puisque F est un but par soi et n’a pas du tout la même nature. La finalité de F1 passe par la même figuration que F. Elle est aussi nécessaire et constante que F, et partage donc la même nature. Pourtant, il existe une différence essentielle entre les deux. Dans F1 l’acte pictural est réduit à la probabilité inégale. En d’autres termes, le peintre a une idée précise de ce qu’il veut faire. Dans le cas de F, le peintre dispose des mêmes données, mais il veut abandonner cette idée pour sortir du cliché. Il sait ce qu’il veut faire, mais il ne sait pas comment y parvenir. Or, en étant un type d’action sans probabilité, la tache accidentelle donne au peintre une chance, une chance entre la probabilité égale et inégale. Ainsi, le hasard ne change pas la nature de F, mais il aide à sortir de la toile et à arriver au but. On peut donc dire que F est la figuration retrouvée dans F1, lorsque la marque manuelle au hasard est un instrument que le peintre utilise dans l’acte pictural.

La manipulation par hasard

Les marques accidentelles de Bacon n’expriment rien au regard de l’image visuelle. En effet, Gilles Deleuze ajoute qu’elles ne valent elles-mêmes que pour être utilisées par la main du peintre (9). Le hasard, pour Bacon, est donc nécessairement le hasard manipulé, le hasard intégré au processus créateur de la peinture. D’un côté, on a un choix des probabilités. Ce sont des données figuratives, les clichés pré-picturaux dans nos perceptions, souvenirs et fantasmes. D’un autre côté, on trouve le hasard qui désigne au contraire un type de choix. Si les données d’un artiste étaient un objet, ils seraient un dé que le peintre doit jeter. Lorsque le peintre invoque le hasard dans son jeu, il jette un dé de telle manière qu’il fait un choix compliqué. On peut, par exemple, imaginer un dé qui montre 2 faces en même temps puisqu’il a été jeté sur le côté. À chaque coup, un dé sur le côté exprime un choix non-pictural sur la toile. Pour que ce choix devienne pictural, Bacon réoriente les taches au signe et, par conséquent, il extrait la figure improbable des probabilités pré-picturales. Ainsi, la formule baconienne de l’acte pictural est la suivante:

Or le problème qui se pose est de savoir si l’accident est, en effet, manipulé et intégré à l’acte de peindre de la manière baconienne. Sur ce sujet, Deleuze construit deux beaux exemples qui opposent Bacon à ce qu’on ne voit pas la distinction entre le hasard et les probabilités (10). Tout d’abord, Deleuze confronte Bacon à Duchamp qui découvre aussi le potentiel créatif du hasard. L’une de l’oeuvre dans laquelle Duchamp incorpore son idée du hasard est Trois stoppages-étalon.

L’un des stoppages-étalon de Duchamp

Là Duchamp conserve une expérience du hasard en déformant les règles selon les courbes accidentelles. Plus précisément, il lâchait un fil, constituant le dessin des courbes selon lesquelles les règles allaient être découpées. Ce que Duchamp voulait souligner c’est le caractère arbitraire du mètre-étalon, un symbole de l’irrationnel. C’est une réalité de Duchamp qui rejoint avec l’infini des possibles grâce au hasard. Cependant, l’infini des possibles pour Bacon est simplement la dispersion des probabilités. Duchamp travaille aussi dans le champ de faits, le champ des phénomènes, alors que Bacon exploite le champ de l’improbable. Duchamp joue sur le rapport entre détermination originelle et les possibilités pré-picturales, alors que Bacon joue sur le rapport entre détermination et indétermination. Duchamp fixe la probabilité, mais Bacon la produit. Ainsi, le processus artistique de Duchamp ne fait pas partie de l’acte de peindre de Bacon puisqu’il n’y a qu’un ensemble de données probabilitaires.
Un autre exemple montre le volume de malentendu de ceux qui parlent de hasard et de Bacon. Il s’agit d’un exemple de femme de ménage qui est aussi capable de faire des marques accidentelles. Pourtant, lorsqu’elle est impliquée dans un acte, elle ne fait pas que des marques non picturales. Il n’y a pas de manipulation dans cet acte, ou plutôt de la réaction des marques manuelles sur les marques du hasard. Par conséquent, le hasard de femme de ménage ne devient pas pictural car elle ne peut pas l’utiliser. En effet, Bacon souligne que la peinture du monde, notamment la peinture abstraite sans le sujet, est « à un très mauvais moment » (11). Les peintres essayent de peindre seulement avec la force de la matière. Ils jettent de la matière sur la toile et trouvent tout de suite les traits du personnage. En conséquence, sans volonté, les peintures arrivent à un état immédiat du personnage qui est hors de l’illustration du sujet. Au contraire, ce qu’ils doivent faire consiste à ne pas terminer par l’accident, mais plutôt terminer par la congélation de la force dans le sujet. Pour capter l’origine de l’idée dans le chaos des possibilités, c’est la technique qui doit arriver après l’accident.
La toile de Bacon est un champ de la fuite et des connexions. Bacon a tout d’abord une hostilité radicale des clichés qui occupent déjà la toile avant le commencement. Les clichés sont partout. Ce sont les reproductions narratives ou illustratives que nous voyons toujours dans les photos. Bien que Bacon soit fasciné par les photos en tant que moyens de voir, il ne reconnaît à la photographie qu’une puissance artistique. Il n’intègre pas l’image photographique dans le processus créateur puisqu’elle est trop sensationnelle et trop figurative pour être sentie. Par conséquent, Bacon veut abandonner la photo et les clichées qui écrasent la sensation (12). Pourtant, la lutte contre les clichés n’implique pas leur déformation picturale. La déformation n’est jamais que de la forme. Même dans les peintures abstraites, les réactions contre les clichés engendrent des clichés. Les peintres utilisent les mêmes techniques picturales pour déformer les clichés et, par conséquent, ils finissent par le même acte de peinture. Pour Bacon, rejeter des clichés signifie les accumuler sur la toile avant le commencement du travail et, puis, en sortir par la manipulation des marques au hasard. En sortant, Bacon fait un travail de connexion qui arrache l’ensemble visuel pré-pictural à la figure enfin picturale. Il libère la figure, capturée dans les clichés, par l’accident. Alors que l’accident produit les éléments multiples tels que les lignes et les marques accidentelles, la sensation vers le sujet vient connecter cette multiplicité. En conséquence, tous les mouvements différents se construisent sur le seul plan de la sensation. Ce que Bacon génère est donc la possibilité de sortie des possibilités.

La figure de Bacon est la forme sensible qui a une face vers le sujet sur le système nerveux personnel (13). C’est ce qui est plus important pour Bacon puisque la sensation construit l’imagination véritable, hors des clichés et de la spontanéité. Cependant, la production de la figure pour Bacon n’est pas une progression contrôlée. La sensation ne passe pas graduellement d’une forme à une autre par la modification des données pré-picturales. Elle peut passer d’une intention à une figure par le surgissement de la vigueur dans la production d’un accident. À ce titre, Deleuze prend l’exemple de « Peinture » de 1946 dans laquelle Bacon voulait faire un oiseau. Pourtant, les taches insubordonnées sont intervenues dans l’acte pictural et ont suggéré la figure tout à fait différente, l’homme au parapluie. Cela ne signifie pas que l’oiseau ait suggéré le parapluie, mais que l’oiseau qui existe toujours dans l’intention de Bacon a suggéré d’un coup toute cette image. Il ne s’agit pas de la déformation, mais plutôt de l’anomalie de l’accident dans toute sa violence. Ainsi, la vigueur de l’accident serait la garantie que Bacon puisse éviter le formel pour produire la Figure. Avec l’intention de produire un oiseau, Bacon fait une explosion des données pré-picturales par l’accident explosif. Il fait exploser la structuration pour ouvrir la possibilité de la déstructuration. Avec la violence, la tache accidentelle rompe les tissus, déchire la bouche, le visage. Elle découpe les traits au hasard et mélange ce mélange. Cependant, dans ce mouvement de la déstructuration, il faut préserver la structure sans tomber dans l’incompréhensible. Il ne s’agit pas de contrôler complètement un accident, mais de le diriger de sorte que des forces originales jaillissent du résultat. On peut dire que ce n’est pas par accident que Bacon a peint la parapluie, mais qu’il l’a produit inconsciemment via une intention. C’était un geste d’essai de l’inconscient qui à la fois échoue et à la fois gagne. Dans cet acte de peindre, l’accident est ce qui fait connecter l’intention avec l’instinct. Il fournit les conditions favorables pour que l’inconscient s’exprime.
Lorsque l’effectivité de la manipulation de l’accident obéit à un instinct, le résultat ne dépend pas d’une volonté consciente. La peinture n’est pas un acte de réalisation attendue, mais la lutte entre l’accident et l’inconscient qui choisit ou écrase la tache accidentelle. C’est pourquoi la manipulation peut échouer et cet échec est difficile à expliquer. On ne peut pas rendre compte de cette lutte inconsciente pour développer le schéma qui fonctionne toujours. On peut justement essayer encore et encore jusqu’à ce qu’on atteigne le résultat, la Figure réussie. Lorsque je peins la peinture au sujet d’émotion comme La Fièrté portant sur les taches accidentelles, j’ai la même expérience de manipulation du hasard (14).

Trop de volonté et le dessin devient banal. Trop de spontanéité et tout est finit par pure confusion, le chaos. Il faut que le chaos reste localisé dans l’espace. Il est essentiel pour que quelque chose en sorte, mais il brouille le tableau si rien n’en sort. Par conséquent, il faut être semi-conscient pour travailler inconsciemment sur les taches au hasard, mais en même temps pour contrôler consciemment toutes les connexions accidentelles. C’est peut-être plus une question de la sensation que de la technique puisque la manipulation de l’accident est le fruit d’un certain agencement des circonstances. Pourtant, l’expression de l’inconscient qui se rend compte de la progression est déjà une démarche technique, au moins sensationnelle. Le talent de l’artiste intervient dans l’acte de violence guidé par l’inconscient pour capturer la Figure. Il faut bien que l’artiste ait en permanence l’idée de ce qui va lui permettre de sortir de cette issue incertaine. Dans la visée de l’irruption, ce sont les lignes sensationnelles qui doivent saisir une opportunité au sein des possibilités de la connexion de la volonté avec le hasard. La manipulation du hasard dans l’acte pictural rend donc possible un point du surgissement de la Figure sensationnelle.

Le hasard comme méthode

Dans le cadre de la méthode, la réflexion sur le hasard dans l’art est un enjeu crucial puisqu’elle correspond toujours à l’indétermination et au chaos. Comment le hasard comme méthode peut-il être une notion parfaitement réfléchie ? Dans sa thèse de philosophie, Sarah Troche propose de restituer les problématiques inhérentes à l’utilisation méthodique du hasard dans l’art du XXe siècle (15). La notion de hasard y est abordée sous 3 dimensions :

  1. la dimension pratique concernant les méthodes mises en jeu par les artistes,
  2. la dimension théorique pour formuler la spécificité de la pensée artistique du hasard,
  3. la dimension critique correspondant à la transformation de certaines notions fondamentales de l’esthétique.

La problématisation de la notion de hasard

La première question que Troche aborde est de savoir dans quelle mesure le hasard est réellement présent dans l’oeuvre. Il s’agit du problème de la tension entre hasard et choix. Par exemple, quand on parle de Trois stoppages étalon, on peut assumer que le choix de Duchamp joue un rôle déterminant dans l’acceptation ou le rejet des résultats obtenus. Par conséquent, le hasard perd sa signification aléatoire dans l’acte de création de cette oeuvre. Lorsqu’il y a le choix, le hasard est nécessairement limité. Inversement, le hasard pur ne laisse pas la place au choix. Le hasard est donc pris dans un jeu contradictoire entre contrôle et absence, ordre et désordre, maîtrise et imprévisibilité.

Pour dépasser cette problématique, Troche pose l’articulation entre choix et hasard comme principe de l’utilisation du hasard dans l’art. Un jeu de hasard peut être le modèle le plus proche de la création artificielle du hasard. Quand on lance des dés, le choix du joueur ne nuit pas au caractère aléatoire du résultat, mais il rend le hasard possible. Le joueur joue avec les données parfaitement connues du hasard : pile ou face. Mais il ne peut pas prévoir si le résultat sera pile ou face. Dans ce cas, alors que le résultat aléatoire est toujours différent, il s’inscrit dans l’acte du joueur qui n’est jamais anonyme. Le joueur peut expliquer par quel procédé l’acte hasardeux est organisé, qui le produit et à quelle fin.
Les artistes travaillent également avec les données du hasard permettant de penser au hasard à partir d’une technique précise. Il nous faut donc percevoir le hasard comme une expérimentation parfaitement réfléchie par des artistes. Music of changes de John Cage, par exemple, illustre cette utilisation du hasard comme un véritable exercice d’écoute. Cage emploie le hasard délibérément pour modifier progressivement notre rapport à l’écoute d’un objet sonore.

La délimitation du corpus

La deuxième difficulté de la méthode à laquelle Troche s’attaque concerne la question de la limitation du corpus. Comment sélectionner les oeuvres qui représentent tout un ensemble d’exemples possibles dans tous les champs disciplinaires? Si on essayait de tracer une ligne de partage par discipline, on s’apercevrait que des oeuvres appartenant à la même discipline (musique, peinture), et pour lesquelles les artistes ont utilisé le hasard, ne sont pas nécessairement produites par la même méthode. Pour regrouper cette grande diversité des pratiques, Troche décide de s’appuyer sur une ligne de partage importante entre deux types d’utilisation du hasard : le hasard méthodique et l’esthétique de l’accident.
Le hasard méthodique relève d’un ensemble d’opérations relativement simples et partageables. On peut encore penser au jeu de hasard dont les règles sont parfaitement formulables. Dans Music of Changes de Cage, par exemple, il s’agit de tirer des notes de musique pour que la mélodie devienne discontinue. De même, on peut refaire Trois Stoppages-étalon, en laissant tomber au sol un fil d’un mètre de longueur depuis un mètre de hauteur. Opposé au hasard méthodique, l’esthétique de l’accident échappe au contrôle de l’artiste. En exploitant les taches, cette pratique est toujours expressive et indéterminée. L’exemple le plus fort est celui de la peinture de Pollock qui désigne le triomphe de l’informe. Les traces manuelles de Pollock sont le produit de multiples hasards qui échappent à toute loi.
Pour montrer ce contraste entre le hasard méthodique et l’esthétique accidentelle, Troche oppose terme à terme la pensée du hasard chez Dubuffet à celle de Duchamp. Le hasard de Dubuffet est nécessairement manuel, en garantissant l’expressivité du résultat. À l’inverse, Duchamp veut oublier la main, puisqu’elle est elle-même soumise au hasard. Par conséquent, afin de construire une oeuvre de hasard pur, il faut la produire mécaniquement et avec précision. Or, Troche se réfère à François Morellet qui oppose ce qu’il appelle la main chaude à la main froide d’un artiste. La main chaude renvoie à l’artiste qui sacrifie l’origine de son oeuvre pour le bien de l’expressivité géniale. La main froide, au contraire, agit en suivant un système qui représente les choix artistiques lors de l’exécution d’une oeuvre.
En restreignant le corpus au hasard méthodique, Troche admet qu’il reste toujours une grande diversité de pratiques possibles. Pour ne pas les effacer, elle propose de regrouper les différents cas au niveau de la finalité de l’utilisation du hasard répondant toujours chez l’artiste à un problème particulier. Au sein de trois paradigmes, Troche distingue :

  • le hasard et la mémoire,
  • le hasard et l’invention,
  • le hasard et le silence.

Le hasard et la mémoire renvoie à la méthode d’exploitation de la mémoire biologique et consciente. Or, Troche veut regrouper sous ce paradigme toutes les oeuvres du surréalisme, y compris les oeuvres de Max Ernst et Breton. Le surréalisme repose sur des procédés de création et d’expression utilisant toutes les forces psychiques libérées du contrôle de la raison. En cela, le hasard joue un rôle important en participant au jeu désintéressé de la pensée.
Le hasard et l’invention correspondent aux formes combinatoires du hasard. Les oeuvres de François Morellet, par exemple, représentent le jeu de l’intervention du hasard et la base d’équations mathématiques ou de systèmes numériques. Cette thématique est donc caractérisée par l’invention de nouvelles formes et de jeux de création dans lesquels la règle préside à l’élaboration d’une oeuvre.
Quant au hasard et au silence, il s’agit d’une approche mettant à distance les critères de goût ou les catégories logiques qui structurent notre perception. Les exemples de Music of changes de Cage et de Trois Stoppages Étalon de Duchamp peuvent être là éclairants. Par la conservation des données du hasard, ces oeuvres transforment notre esprit. En d’autres termes, ils nous rendent sensibles à une forme de complexité sonore ou visuelle non réductible aux structures habituelles du jeu de langage de l’art. Or, le hasard est le moyen privilégié de cette transformation de l’esprit. Accepter le hasard est donc déplacer les normes et les évaluer dans un espace où les points centraux interfèrent à tout moment.

Les points problématiques du corpus

Dans ce contexte, je veux questionner le regroupement des pratiques artistiques à travers les procédés aléatoires proposé par Troche. Au départ, il faut remarquer que le corpus n’est pas complètement réductible à ces trois thèmes principaux. Il existe quand même d’autres pratiques dont la finalité de l’utilisation du hasard se distingue de la finalité de l’un des trois paradigmes. Les peintures abstraites de Pollock, par exemple, n’appartiennent à aucun groupe. Ils ne relèvent ni de l’exploitation de la mémoire, ni de l’invention des formes, ni du changement de la perception. Pollock ne suit pas de règles puisqu’il veut libérer la ligne de sa fonction représentative. Il laisse les taches accidentelles émerger pour atteindre « …une harmonie totale, l’échange facile » (16).
Pour soulever la difficulté suivante, il faut penser à la spécificité du travail artistique avec le hasard. Si l’on aborde le hasard à travers la finalité d’une oeuvre, la singularité de l’acte aléatoire de l’artiste s’évanouit dans le champ de l’art. En dehors du hasard, il existe une grande variété de moyens capable de modifier notre rapport à l’art ou d’inventer de nouvelles formes. Les artistes, en étant sous l’effet du LSD, de l’hypnose, des rêves et d’autres états seconds de perception peuvent poursuivre le même but que l’artiste qui emploie le hasard dans son travail. Si l’on veut formuler la spécificité du hasard dans l’art, il doit être caractérisé nécessairement par la relation entre le choix artistique et l’acte aléatoire. Cela nous ramène à la distinction définie par Troche dans la délimitation du corpus.
La distinction entre le hasard méthodique et l’esthétique de l’accident pose un problème correspondant à la critique de l’art. Le terme « l’esthétique de l’accident » implique déjà la valeur sur laquelle on porte notre jugement de goût. La main chaude reconduit toujours à la figure du génie. À l’inverse, le hasard méthodique suppose qu’il ne fait pas partie de l’esthétique, puisque il ne relève pas de l’expressivité visuelle. La main froide, mécanique, réglée, renvoie à la force extérieure que l’on ne peut pas apprécier pleinement en tant que geste d’artiste. Pourtant, on peut juger une oeuvre du hasard méthodique à partir du critère conceptuel, l’exemple le plus fort étant celui de la pureté accidentelle de Trois stoppages étalon de Duchamp. Cette oeuvre peut plaire ou déplaire par son idée conceptuelle imaginée par Duchamp. De même, on peut inférer la possibilité d’un caractère esthétique à l’idée de Music of changes de Cage qui renvoie au changement des règles au sein du jeu de langage de la musique. Une notion centrale chez John Cage est celle d’indétermination qu’il faut penser de manière positive. C’est une musique qui laisse une place au hasard, mais qui reste organisée et précise. Par conséquent, le hasard méthodique relève également de la dimension esthétique par l’origine d’une oeuvre, à savoir par son concept.
Ensuite, la différence entre la « main chaude » et la « main froide » n’est pas toujours applicable à l’opposition entre le hasard méthodique et l’esthétique de l’accident. Troche définit, par exemple, le surréalisme de Max Ernst comme une pratique du hasard méthodique. Pourtant, même si le frottage que Max Ernst utilisait dans ses peintures est partageable et précis, il ne s’appuie pas sur les données définies. Pour cette technique, l’artiste laisse courir une mine de crayon à papier sur une feuille posée sur une surface quelconque, sans avoir la moindre idée de quelles figures plus ou moins imaginaires vont apparaître. Chaque frottage apporte à l’objet inanimé une signification différente. On aboutit ainsi à une contradiction puisque le hasard méthodique ne se définit pas comme un ensemble de circonstances uniques et non réitérables.
Le problème de la partition entre le hasard méthodique et le hasard accidentel est qu’elle ne tient pas compte des procédés semi-automatiques, c’est-à-dire des techniques artistiques qui impliquent les deux aspects du hasard comme on les voit dans le surréalisme de Max Ernst. En outre, il existe une sorte de procédé qui est éloigné du hasard méthodique aussi bien que du tachisme. La méthode de Francis Bacon, par exemple, se donne de manière vague et incompréhensible. Or on peut commencer comme Bacon en dessinant une tache accidentelle, mais il serait pratiquement impossible d’agir sur cette tache de façon baconienne. De l’autre côté, Bacon exprime son désir d’éviter l’informe à travers le hasard pour aboutir à la Figure picturale. C’est ce que l’on appelle la manipulation du hasard qui renvoie à l’équilibre entre l’ordre et le désordre. Music of changes et Trois Stoppages Étalon, par contre, ne relèvent pas de ce procédé puisque Duchamp et Cage ne manipulent pas le hasard, mais simplement fixent les probabilités accidentelles. En ce qui concerne Max Ernst, il fait une sorte de manipulation, mais ne s’appuie pas sur les idées pré-picturales comme le fait Bacon.
Ce qui importe donc est de savoir dans quelle mesure la manipulation du hasard est présente dans l’acte artistique, à partir de quelles données pré-picturales l’artiste commence et à quelle fin il produit. C’est au niveau de ces questions abordées que l’on peut regrouper les différentes pratiques. L’illustration de ce regroupement serait la suivante.

La formeL’informe
La manipulation par hasard (l’idée pré-picturale)Bacon
La manipulation par hasard (l’absence d’idée pré-picturale)ErnstPollock
L’absence de la manipulation (l’idée pré-picturale)Duchamp,
Cage
L’absence de la manipulation (l’absence d’idée pré-picturale)

Or le regroupement des oeuvres s’est construit à l’intersection de deux axes : le résultat (la forme et l’informe) et la manipulation du hasard (en lien avec les données pré-picturales). Dans ce cas, on inscrit non seulement la spécificité du hasard dans le geste artistique, mais on rend aussi possible l’élaboration des hiérarchies des valeurs entre des oeuvres qui seraient plus ou moins hasardeuses. Il s’agit de susciter des comparaisons et de souligner les points qui méritent attention. Or, ce qui constitue la valeur est un critère qui sert à décrire une relation « hasardeuse » entre l’artiste et son oeuvre, à les ranger dans des classes. Si on posait la manipulation par hasard comme un critère du jugement de goût en étant du côté le plus proche du génie, l’évaluation de l’accident dans l’art serait tout à fait possible. Dans ce cas, l’appréciation d’une oeuvre aléatoire se traduit par la définition du degré de la manipulation de l’artiste. Les données avant le début, l’acte et son effet élaborent la nouvelle dimension non-esthétique sur laquelle on peut porter nos catégories esthétiques. Cette approche nous permet d’éviter le subjectivisme pur dans le jugement esthétique au sein du jeu de langage des oeuvres accidentelles. C’est en ce sens qu’on peut avancer des raisons pour ou contre l’oeuvre chaque fois en question.

Conclusion

Historiquement, l’utilisation du hasard dans l’acte pictural apparait comme une réaction à la peinture figurative. Alors que la figuration rend compte sur la simple mimésis, les manipulateurs de l’accident ne cesse d’employer une sensation picturale dans chaque point, chaque trait et chaque forme. Cependant, ce ne sont pas les figures du hasard, mais plutôt les signes vers l’infini sans tomber dans le chaos. L’accident baconien apparaît dans la création picturale comme le moteur qui provoque la sensation, agir sur l’imprévisible. C’est aussi l’instrument artistique avec lequel le peintre brouille les pistes pour prendre un nouveau départ.

Enfin, l’accident est le matériau à partir duquel la Figure est produite. Dans ce processus créatif, l’accident fait obstacle à une mauvaise figuration, à une fausse image, à un cliché. Or la figuration désirée surgit dans cette lutte permanente entre marques libres et l’instinct qui est transformé en mouvement volontaire. L’accident est la puissance lui-même. Il désorganise et déforme. Il donne une vision désorientée dans tous les plans pré-picturaux pour exploiter une chose qui n’est pas illustrative. Lorsque le hasard est une force extérieure qui vient contrecarrer le cliché, l’instinct dicte à Bacon la direction à prendre. Cet acte est la saisie de la manipulation du hasard et de l’occasion de faire surgir la Figure. Il s’ensuit que toute peinture de Bacon est un degré de l’accident : accident pré-pictural, accident transformé, accident figuré, accident manipulé. Le charme de cette peinture réside ainsi dans la figuration de l’inconscient qui fait que la Figure incarner un champ des anomalies accidentelles. C’est le surgissement imprévisible d’un autre monde par les traits non représentatifs et non narratifs qui ouvrent la voie à l’expression de l’inconscient. Bacon impose la présence sous les formes, sous la représentation. Cette réalité n’est pas une narration du fait, mais une intensité des mouvements de la vie. En observant l’agitation de ces mouvements sur l’aplat, Bacon touche le fait au plus près. Il fait donc passer la Figure déformée, distordue, brouillée de manière plus précise.
En déformant la chose, Bacon ramène à un enregistrement de l’apparence et cela lui permet d’écarter trop d’absoluité et trop de vérité de l’image. Il s’approche du visage sensationnel en restant sur le sol de la structuration. Il exprime de la contingence en libérant la Figure anomale. La Figure de Bacon est donc anomalie des possibilités, une connexion de la contingence sans aucune nécessité.
Cela signifie que la peinture baconienne n’est pas dans le champ du processus mécanique ou technique, mais dans le champ de la tension entre l’intention et la sensation. La manipulation des taches accidentelles ne peut s’appuyer sur un code ou sur la prudence. Elle rend compte des points de rencontre magiques, des marques faites au hasard et de la volonté. Par conséquent, la peinture sensationnelle est un risque qu’il faut prendre avec un jeu de manipulation. Il n’y pas d’agencement nécessaire. Ce jeu de la sensation de l’artiste avec une force accidentelle admire par ce surgissement de la forme imprévisible, une possibilité libérée du chaos d’indiscernabilité. On peut donc s’attendre à ce que l’artiste du futur ne cesse d’appliquer la manipulation des marques contingentes dans sa création artistique où il établira un nouveau médium de la sensation pour obtenir le résultat inespéré et heureux.

Références:

(1) Francis BACON, « Entretien Avec Francis Bacon » (La Quinzaine littéraire, 1971), dans Marguerite Duras, Outside (1984), Gallimard, Folio, 1996, p. 333.
(2) Ibid.
(3) ARISTOTE, Physique, 196 b 23.
(4) ARISTOTE, Physique, II, PH19a18.
(5) ARISTOTE, Métaphysique, I, Chapitre 3.
(6) Françis Bacon, Trois études de figures au pied d’une crucifixion, 1944.
(7) David SYLVESTER, L’art de l’impossible – Entretiens avec David Sylvester, p.218.
(8) David SYLVESTER, Entretiens avec Francis Bacon, 1962.
(9) Gilles DELEUZE, Francis Bacon, Logique de la Sensation, op. cit., p.89.
(10) Ibid. p. 90.
(11) Marguerite DURAS, « Entretien avec Francis Bacon ».
(12) Gilles DELEUZE, Francis Bacon, Logique de la Sensation, p.87.
(13) Marguerite DURAS, « Entretien avec Francis Bacon ».
(14) Ma peinture acrylique en 2014
(15) Une rencontre autour de la thèse de Sarah TROCHE, « L’aléatoire dans l’art du XXe siècle : Marcel Duchamp et John Cage », dans le cadre du séminaire « Questions d’Esthétique », Le Centre Victor Basch, Université Paris-Sorbonne, 20 novembre 2014.
(16) Par ces concepts, Pollock souligne le caractère inconscient de l’acte de peindre. Voir Éric, CHASSEY, « Jackson Pollock figuratif ou abstrait ? », L’Oeil, no.504, mars 1999, p.55.