8. L’Esthétique de l’immersion : Blind Light d’Antony Gormley
Certaines oeuvres d’art contemporain nous donnent parfois des émotions troublantes, étranges, immersives, sans proposer aucun objet à voir ou à sentir. Il s’agit de dispositifs qui désorientent et déconditionnent des habitudes du spectateur. Parmi eux, nous pouvons remarquer l’installation Blind Light d’Antony Gormley (2007), qui conduit notre perception à de nouvelles découvertes sensorielles (1).
Par l’exclusion de l’objet d’art, le brouillard artificiel de l’artiste élargit paradoxalement notre expérience sensorielle. Lorsque la vue se détache d’un contexte, cette expérience de la ténuité nous permet de discerner les sensations et apprécier les nuances. En portant attention au presque imperceptible, notre stimuli sensoriel atteint ce que Marianne Massin appelait « une acuité esthétique maximale » (2). Or, l’expérience esthétique ne se mesure pas en termes de quantité des qualités esthétiques, mais en termes d’intensité qui incarne la puissance interne de différentiation du sensible. Cet état d’exploration d’insaisissable renvoie aussi à l’inframince, un terme de Marcel Duchamp, qui était en quête des limites extrêmes des choses. La question qui se pose est de savoir si l’on est capable de mesurer l’intensité ou l’affinement de cette expérience esthétique renouvelée. Comment l’effet de l’immatérialité immersive d’une oeuvre peut-elle être manifesté?
Pour mettre en lumière l’expérience esthétique à la fois forte et imperceptible, nous devons nous interroger sur les formes et les traits caractéristiques de cette dimension intense. À cet égard, mon propos va s’articuler autour des qualités qui font partie de l’imperceptible. Il s’agit de la déception des attentes du spectateur, de l’attention exacerbée, de l’état méditatif et l’expérience hallucinatoire comme effet du dépassement des limites. En ce sens, je vise à élaborer la valeur esthétique des oeuvres qui s’opposent à tout jugement classique portant sur les qualités descriptives de l’objet d’art. Enfin, je vais insister sur le fait que le concept esthétique « immersif » est un concept hyper-esthétique qui ne s’appuie pas sur les traits non-esthétiques, mais sur les qualités hyper esthésiques, appartenant aux sensations extrêmes (3).
L’inframince, un repère vers l’imperceptible
L’architecture est censée représenter un lieu sûr qui donne la certitude de l’endroit où vous vous trouvez. Elle est censée vous protéger des intempéries, de l’obscurité, de l’incertitude. Blind Light déstabilise tout cela. Vous entrez dans cet espace intérieur qui est l’équivalent d’être au sommet d’une montagne ou au fond de la mer. Il est très important pour moi qu’à l’intérieur vous trouviez l’extérieur. Aussi, vous devenez une figure immergée dans un terrain sans fin, littéralement le sujet de l’oeuvre.
Antony GORMLEY (4).
Blind Light est devant nous. Nous voyons un gros cube rempli d’une vapeur humide et froide. Nous ne voyons pas si le cube est en effet vidé de tout objet, mais nous voyons les ombres des spectateurs qui y pénètrent disparaître. Nous décidons d’entrer à l’intérieur d’une oeuvre : plonger, immerger, pénétrer, s’enfoncer… Qu’est-ce qui nous attend dans cette dimension inconnue? Le plaisir? La peur ? L’émerveillement ?
On entre. On avance sans rien voir à plus de 30 cm. On ne voit que le bout de notre nez. On perd tout repère. On a froid. On est désorienté et seul. On erre en cherchant la sortie. On est mal à l’aise. En marchant les mains en avant, on prend durement conscience de notre corps et de notre vulnérabilité. C’est une expérience qui oppresse notre sensation.
Gormley aime les corps. Il essaye de montrer que le corps est la chose plus qu’un objet. Le corps est notre bien le plus précieux. Quand on reste immobile on peut découvrir peu à peu les bienfaits du voyage intérieur. Pour apprécier sa vraie valeur, il faut justement « fermer les yeux et rencontrer l’énergie, l’imagination, le potentiel qui est à l’intérieur de nous » (5). C’est pour cette raison que Gormley annule la forme définitive de Blind Light. Il inaugure l’immatérialité picturale qui conditionne notre rapport au temps et à l’espace. Gormley mène le spectateur vers une sensibilité infinie puisque, dans le vide, il ne subsiste que la nécessité de faire exister une forme dans un espace spécifique. Dans ce cas, le brouillard permet à Gormley de charger n’importe quel espace d’une sensibilité picturale infinie. Le brouillard de Gormley constitue l’infime poussière des petites perceptions que le spectateur discerne, saisit, crée en découvrant. Rien n’est là, mais tout est là. Lorsque le spectateur y pénètre, il rend le vide hors de l’ordinaire et cette singularisation de l’état sensible produit une différence, un geste inframince.
L’inframince, une notion que Thierry Davila emprunte à Marcel Duchamp, est « ce qui est à peine perceptible, à peine repérable, ce qui représente une différence infime et singularisante » (6). Un espace inframince est une zone limitée vers laquelle l’artiste nous amène à reconsidérer notre perception. La sensation déconcertante suppose un geste inframince pour mieux voir et mieux saisir. C’est ce que l’on appelle la logique du double regard. En se raccrochant au manque de visibilité des oeuvres, on joue un rôle d’enquêteur de l’imperceptible. On ne peut plus voir, et pourtant on voit. La ténuité extrême se transforme en un événement pour les sens. Chercher l’inframince c’est donc plonger dans l’exploration des nuances et mettre à jour les choses qui restent insaisissables.
Pourtant, est-il possible de saisir l’insaisissable ? Comment saisir la différence des épaisseurs quasiment invisibles qui est à chaque fois unique ? Pour Duchamp, l’inframince est quelque chose qui échappe à nos définitions scientifiques (7). En étant affectifs, les événements inframinces se manifestent toujours en variation et en ajustement continu. C’est exactement pour cette raison que Duchamp construit son concept à partir du mot « mince », qui est un mot humain, et n’est pas un objet de laboratoire. L’inframince nous renvoie à chaque fois à des phénomènes singuliers qui laissent apparaître des cristallisations sensorielles. Pour analyser l’inframince, nous pouvons procéder au cas par cas en formalisant les conditions de la réception des spectateurs. Il ne s’agit pas de rendre le concept esthétique « immersif » exactement descriptible et appréhendable. Il s’agit d’élaborer les conditions de l’expérience esthétique qui rendent possible cette immersion dans l’oeuvre disparaissante. Or je reprends la notion de Sibley selon laquelle il n’y a pas de règle dans l’application d’un terme esthétique (8). Le concept esthétique est tout qui relève de l’évaluation : élégant, gracieux, fragile, harmonieux. Si on parle de l’application du terme esthétique, il faut parler des règles. Il n’y a pas d’application sans règles d’application. L’application du terme esthétique dépend donc des traits non-esthétiques tels que rouge, grand, courbe etc., mais le rapport entre les deux est établi par le goût. Autrement dit, les traits non esthétiques sont des conditions nécessaires pour l’application des termes esthétiques, quoiqu’ils ne soient pas suffisants. Dans le cas de Blind Light, nous ne pouvons pas appliquer la catégorie esthétique du « immersif » à une quelque chose matérielle, car il n’y a rien dans le brouillard de Gormley. Rien n’est visible, mais il y a juste une apparition des événements inframinces sur lequel nous pouvons porter le concept « immersif ».
Un événement #1 : la déception des attentes
Devant l’unique étroite entrée de ce cube, une dame brandit une pancarte « Asthmatiques, cardiaques, claustrophobes, etc …s’abstenir. (9)
Blind Light met à l’épreuve nos habitudes sensorielles. Le champ de vision est réduit à quelques centimètres. L’espace s’évanouit. La droite, la gauche, l’arrière, le devant n’existent plus et le temps ralentit. Il n’y a pas d’objet d’art devant nous pour le contempler. Nous sommes nous-même à l’intérieur d’une oeuvre d’art. Nous faisons partie de la prolongation de cette oeuvre. Il s’agit d’une dimension frustrante et bouleversante. Nous ne pouvons pas distinguer le réel de l’imaginaire, l’objet de l’abstraction, la vérité du mensonge. Nous sommes déçus. Nous sommes déçus par notre première saisie visuelle. Nous sommes également déçus par notre prise tactile, puisque nous sommes incapables de trouver la sortie en longeant les parois.
Cette déception de l’attente nous oblige à repenser la faculté de sentir. Une telle expérience amène à interroger les conditions de possibilité des formes spatio-temporelles de notre identité. Pour témoigner de l’art imperceptible, nous partons de la déception, pour nous rendre à une réflexion sur l’expérience. Nous quittons l’espace artistique pour aller vers la prolongation de l’expérience esthétique. Ceci est la raison pour laquelle parler du ready-made de Duchamp n’est jamais éviter une distinction sans épaisseur (10). Dénué de toute qualité esthétique attendue, le ready-made évoque un écart indifférant par la brutalisation des attendus de la contemplation esthétique. Il s’agit de l’anesthésie du sujet qui aboutit à une vigilance hypersthésique. Le ready-made ne doit pas être regardé, car le statut de cette nuance de l’inframince est d’exister sans être insistante ni marquée. Par conséquent, la vérité de l’invention du ready-made est d’être là sans que l’on s’aperçoive de sa présence. Il est là, au fond, « destiné à être singulier jusqu’à l’invisibilité » (11).
Sur ce point, Marianne Massin souligne que la déception de l’attente n’interdit pas l’expérience esthétique (12). Elle implique l’enrichissement de l’espace-temps de la proposition artistique dématérialisée qui met en question nos habitudes esthétiques traditionnelles. En ce sens, l’expérience frustrante d’anesthésie se repousse par des limites du perceptible. Au travers de cette soustraction, la proposition artistique s’ouvre dans la ténuité de la sensation. En dégageant une dimension de l’inframince, l’expérience esthétique ne se dirige pas vers une conclusion, mais se renouvelle par une prise de conscience de l’esthésie. A ce moment-là, le développement de l’expérience esthétique prend sa forme « réflexive, interrogative et ouverte » (13). Massin insiste alors sur l’accentuation du déceptif qui reformule les caractéristiques de l’expérience esthétique pour les affiner. Cela invite à plonger dans le redoublement réflexif que je vais souligner dans le chapitre suivant.
Un événement #2 : l’attention exacerbée
Il se passe quelque chose, il se passe quelque chose… (14)
Depuis son introduction en 2002, l’installation Pièce à 360 ° pour toutes les couleurs d’Olaful Eliasson a offert à son public une immersion panoramique dans des champs d’illumination chromatique vive (15). La pièce est structurée comme un pavillon circulaire sans plafond que les visiteurs pénètrent au travers d’un portail, et est située à l’intérieur d’une galerie plus spacieuse. Sa surface intérieure est recouverte de centaines de lumières fluorescentes, fixées derrière une feuille opaque de plastique blanc qui diffuse la lumière et la distribue uniformément dans l’espace. La surface est dirigée par un programme informatique qui coordonne les lumières au fur et à mesure qu’elles passent d’une couleur à l’autre. Un sentiment d’extase collective anime les foules rassemblées, alors qu’elles anticipent le passage presque tactile d’une intensité de nuance à une autre et s’imprègnent de la chaleur des lumières électriques. L’effet sur les yeux semblable à être renversé par la couleur, être absorbé par chaque teinte, pour ainsi dire, délirant. Cet effet donne accès à une connaissance somatique de chacun tel qu’il existe dans un état artificiellement augmenté probablement introuvable ailleurs.
Dans cette perspective, nous voyons que l’expérience immersive est toujours accompagnée d’une intensification extrême du sensible. Cette intensification provoque l’attention du sujet, qui saisit ce que le sensible sollicite. Il ressent sa présence. Il capte son renforcement. Il contemple sa transformation. En ce sens, le sensible du sujet est présent comme un objet insaisissable de l’expérience esthétique. À l’inverse de l’expérience esthétique portant sur les objets d’arts, l’expérience esthétique des installations immersives relève donc des événements du sensible intensifiés par des conditions insolites. En plongeant dans une oeuvre immersive, le spectateur devient une oeuvre lui-même, car il porte son attention sur ce qui arrive avec lui dans un cube brumeux. Par conséquent, nous aboutissons à une situation paradoxale dans laquelle le spectateur s’évanouit dans une oeuvre immersive, en devenant un dispositif sensoriel et interactif. En même temps, il reste le spectateur puisque c’est lui qui juge son expérience esthétique. C’est lui qui voit en voyant, écoute en écoutant, contemple en contemplant. Or, Gormley prévoit ce double regard du spectateur. À la fois, en étant à l’extérieur d’une oeuvre, le spectateur voit les ombres qui longent les parois d’un cube de verre. En même temps, le spectateur tient un rôle de participant actif quand son corps se place à l’intérieur d’une installation.
Lorsque le spectateur se trouve lui-même engagé dans le processus d’expérimentation, son attention à la singularité du sensible est exacerbée. Il interprète le sens de son expérience personnelle en accédant à une conscience réflexive du corps. À cet égard, on accède, comme Marianne Massin le dit, à « l’espace fructueux d’une interrogation sur les conditions de possibilité de l’expérience même » (16). On éprouve, par la négative, les nouvelles possibilités de notre perception. On oscille entre le sensible et la réflexion sur lui-même. L’approfondissement de l’expérience perceptive s’appuie donc sur ce dédoublement réflexif à travers une riche palette d’expériences sensorielles. Il s’agit d’une aisthesis réfléchie, ou l’expérience de l’expérience où nous sommes dans l’épreuve de nos capacités sensorielles. Par conséquent, ce vacillement des limites perceptives du spectateur contribue au renouveau de l’expérience esthétique dans les espaces immersifs.
Un événement #3 : la méditation
Accepter cette brume, autoriser les sens à s’adapter et à vivre autrement ce qui s’offre. (17)
En dehors de l’attention exacerbée, l’immersion engage l’intensification des capacités méditatives. Les expositions qui sont devenues des environnements conduisent le spectateur à interpréter son nouveau monde et à établir une relation avec lui. Le spectateur veut savoir ce qu’il fait là, qui il est ou ce qu’il peut faire. En étant immergé, nous voulons prendre pleine conscience du moment présent. Il s’agit d’une vigilance intérieure qui nous ouvre à la méditation. En étant détaché de l’espace et du temps dans l’immersion, nous voulons nous détacher des pensées et des émotions pour simplement être dans l’état d’Être. Méditer signifie avoir une expérience pure. C’est un état dans lequel nous sommes un témoin silencieux qui acquiert la faculté naturelle de savoir ce qui correspond vraiment à sa propre nature.
En nous approchant de Blind Light, nos pensées se succèdent dans notre esprit. Elles s’entrechoquent sans répit. Notre esprit bourdonne. Autrement, nous sommes perdus et absorbés dans nos idées, émotions et souvenirs. Un moment plus tard, nous sommes dans le brouillard. En étant dans l’immersion, nous prenons du recul par rapport à toutes ces pensées. Notre concentration permet d’être plus présent et de lever les voiles. Cela ne va pas sans un double paradoxe. D’un côté, nous ne voyons rien. Nous sommes perdus dans le dispositif de l’immersion. D’un autre côté, nous retrouvons notre propre état naturel. Nous nous libérons de la domination de nos pensées et de nos sentiments. En plongeant dans Blind Light, nous plongeons en eux-mêmes pour scanner notre propre voie. Nous y pénétrons en pénétrant. En ce sens, il y a une double immersion de l’expérience du spectateur : l’immersion dans un dispositif et l’immersion à l’intérieur de son état mental.
La méditation dans l’immersion se rapproche de l’expérience mystique ou religieuse, accompagnée d’une élévation intellectuelle et morale. Il s’agit d’un sentiment d’union avec Dieu ou l’univers en état d’illumination (18). Cet état donne l’impression de voir plus clairement les choses. Par exemple, le spectateur peut avoir une impression de bien-être dans le moment présent, voire d’immortalité. The Weather Project d’Olafur Eliasson évoque la même impression mystique lorsqu’on est immergé dans une brume cachant un grand soleil artificiel et lui donnant un halo de mystère. Cette réalisation est étonnante. Derrière un écran semi-circulaire de 14 mètres de diamètre, 200 ampoules mono-fréquence illuminent le hall plongé dans l’obscurité. Le spectateur est simplement étonné en contemplant un soleil prisonnier dans l’immense « temple spirituel » (19). Le brouillard artificiel s’ajoute à l’ambiguïté de ce microclimat lui-même contrôlé et catalysé par des pressions atmosphériques. Dans cette lueur un peu glauque, l’expérience du soleil nous donne la sensation de la fin du monde ou d’un autre espace-temps où l’on cherche la beauté silencieuse et opaque.
D’après les témoignages de ses visiteurs, The Weather Project renouvelle également les niveaux d’énergie par son élément interactif (20). On peut se coucher là en regardant le plafond en miroir et voir des amis faisant des mouvements synchronisés, des couples qui s’embrassent, des enfants faisant des signes de la main. Parfois, on peut y trouver de parfaits étrangers qui interagissent entre eux à travers la pièce. Cela réchauffe le coeur d’assister à une telle scène. On se sent vraiment vivant quand on est couché là et, d’une certaine manière, cela rétablit notre foi en la bonté humaine et notre capacité à s’entendre, au-delà des frontières habituelles comme les races, nationalités, classes, etc.
Je me souviens un jour d’une promenade en vélo dans la forêt sauvage. Les grands arbres se pendaient sur moi comme si j’étais immergé dans un espace sublime. La lumière du soleil à travers les branches imposait une sensation du bonheur et d’union avec la nature. Même si ma vision était troublée par l’éblouissement, la forêt et moi ne faisions qu’un. Cette connexion spirituelle m’inspirait que j’étais le seigneur de tout cet espace arboré. J’étais dieu de la forêt.
Un événement #4 : l’expérience hallucinatoire
…Moi j’errais tout seul, promenant ma plaie
Au long de l’étang, parmi la saulaie
Où la brume vague évoquait un grand
Fantôme laiteux se désespérant
Et pleurant avec la voix des sarcelles… Paul VERLAINE, Poèmes saturniens (1866).
L’expérience hallucinatoire dans l’espace immersif procède de l’intensité violente de la perception. Sous la forme visuelle, l’hallucination peut se manifester à cause de la suppression ou de la désorientation de la vision. Par exemple, Serendipity d’Ann Veronica Janssens provoque ce dérèglement de la perception par une projection de lumière sur écran en flashs et clignotements (21). Les effets de saturation des couleurs et d’éblouissements se rapprochent de ce que l’on ressent en étant drogué, sans prendre de substance. Une autre installation de Janssens Donut peut même provoquer des vertiges hallucinatoires par l’oeil clignotant sur le mur à intervalles réguliers (22). Cette oeuvre s’adresse à la perte du contrôle et l’absence de matérialité fixe à travers l’expérience sensorielle qui met à l’épreuve les réflexes cognitifs.
Certains espaces de l’immersion peuvent aussi donner l’illusion au spectateur qui reçoit une mauvaise information d’un objet extérieur. Dans l’installation Weather Project d’Olafur Eliasson, l’impression est donnée que l’incroyable soleil apporte la chaleur et la douceur, alors que le disque ne génère aucune chaleur réelle (23). En se sentant à l’aise, les spectateurs s’allongent sur le sol froid et dur. Dans une grande mesure, ce sentiment chaleureux de la relaxation repose sur l’éclairage jaune doux ressemblant à l’effet de la lumière produite par une bougie. De même, Blind Light donne la possibilité au spectateur de voir les ombres illusoires dans un épais brouillard. Il ne s’agit pas de folles hallucinations provoquées par la privation sensorielle, puisque Blind Light n’oppresse pas complétement les sensations. Nous pouvons encore percevoir la vapeur générée par les humidificateurs aux ultrasons, sentir l’humidité et même voir la salle d’exposition à l’extérieur en s’approchant de la paroi de verre (24). Pourtant, le brouillard de Gormley crée une possibilité pour l’imagination. Les sens désorientés se décalent pour mieux s’adapter et peuvent former des images entières à partir d’images partielles.
Un autre niveau de l’illusion renvoie à l’immersion métaphorique et non corporelle. Dans son installation Chott el-Djerid, Bill Viola veut nous immerger dans le paysage qui illustre les mirages et les distorsions causées par la chaleur du désert. L’enregistrement montre des arbres, des dunes de sable et des bâtiments qui se fondent en une masse informe. Pour Viola, ces effets représentent des hallucinations du paysage (25). Il s’ensuit qu’en étant au milieu du désert, on se trouve dans le rêve de quelqu’un d’autre. Le réel et l’imaginaire sont indiscernables puisqu’ils se réfléchissent l’un dans l’autre. À cet égard, le spectateur doit déchiffrer ce réel ambigu en pénétrant dans les espaces de l’artiste. Il devient une extension du paysage et s’expose à la dissolution. Pour mieux saisir les apparitions fragiles et incertaines, le spectateur va au-delà du visible. Il redéfinit les images qui elles-mêmes se renouvellent à chaque instant. Dans le dispositif de Viola, il y a donc une double transgression. Il s’agit de provoquer l’expérience de l’excès par la même expérience du dépassement des limites de la perception humaine. Autrement dit, le spectateur immerge dans la perception des individus qui sont eux-mêmes absorbés par le désert de Chott.
Conclusion
Les environnements immersifs de l’art contemporain cherchent à procurer chez le visiteur l’expérience réfléchissante permettant une prise de conscience du corps et de son ancrage dans l’espace et dans le temps. Il ne s’agit pas de l’expérience devant un objet d’art, mais dans l’épreuve des capacités perceptives du spectateur. L’immersion renvoie à une expérience de l’intensité forte qui se caractérise par un témoignage d’un nouveau paradigme perceptif. La déception de l’attente conduit le spectateur d’un état à un autre en provoquant le discernement de nos facultés de sensibilité, d’imagination, de mémoire, de connaissance. L’attention exacerbée sollicite le geste inframince en réactualisant de nouveaux possibles. Dans ce cas, nous faisons l’expérience dans l’expérience puisque nous saisissons les apparitions imperceptibles en étant immergé dans les formes diffuses. Par exemple, voir en voyant le brouillard de Blind Light signifie saisir la transformation de la perception, repérer les limites des sens, accéder de manière sensible à une conscience réflexive du corps. L’immersion de l’art contemporain est aussi un art de l’hyperesthésie qui renvoie à l’expérience d’éblouissement, de saturation, d’épuisement, d’excitation. Ces effets peuvent procurer des événements hallucinatoires comparables à ceux produits par la prise de la substance hallucinogène. Il s’agit aussi de l’excitation sensorielle associée aux sentiments mystiques ou religieux qui engendrent un sentiment d’extase avec le monde. Il faut assumer que les dispositifs immersifs diffèrent par la grandeur, les caractéristiques techniques et, conséquemment, par les effets et les niveaux de l’immersion. Il est donc possible que les quatre événements que j’ai décrit ci-dessus n’apparaissent pas entièrement dans l’expérience esthétique des visiteurs d’autres installations immersives. L’idée de ma recherche était de montrer comment on peut mesurer l’intensité de cette expérience immersive pour faire un classement comparatif des oeuvres d’art contemporain selon un trait esthétique « immersif ».
La temporalité d’une oeuvre immersive se repose donc sur une prise de forme des phénomènes imperceptibles (26). En ce sens, en étant dans une relation où l’important n’est pas l’objet, ni celui qui le produit, mais celui qui le regarde, le spectateur fait de l’art en faisant l’inframince. Il saisit la subtilité des choses à la pointe extrême de ses manifestations. Le spectateur s’enfonce au lieu pour analyser les sensations qui passent par un isolement de l’inframince. Il s’agit de la fixation d’un nouveau seuil de perceptibilité puisque la netteté de l’imperceptible est chaque fois en jeu. Habiter l’imperceptible veut dire n’épuiser jamais son sujet, ses apparences. Il ne peut y donner une description jamais exhaustive. Le plus délicat et minutieux changement de sens nous amène à devoir penser par cas.
Ce serait nier enfin que l’expérience esthétique de l’immersion se mesure en termes des énoncés descriptifs de l’objet d’art. Autrement dit, nous ne pouvons pas appliquer de traits comme rouge, courbe, grand au concept esthétique immersif. Le jugement de goût d’un dispositif de l’immersion repose plutôt sur les qualités d’intensité de l’esthésie à cause de la ténuité de la sensation. À cet égard, le concept esthétique de l’immersion appartient aux concepts hyper-esthétiques qui se fondent sur une différence infime de la perception, non mesurable et non quantifiable. L’ajout du préfixe hyper– (du grec ancien ὑπέρ, au-delà) signifie l’excès de l’expérience esthétique aux limites physiques du sensoriel. L’énoncé hyper-esthétique est plus instable, suspensif et impur que le concept esthétique classique. Il est instable et suspensif parce qu’il s’appuie sur les états qui sont susceptibles d’osciller entre la sensorialité brute et la réflexion sur elle-même, entre l’anesthésie et l’acuité sensorielle maximale, entre la perte de soi-même et le repère méditatif. Il est impur puisque la déception de l’attente de l’objet s’accorde avec le plaisir de l’esthésie procuré par l’exploration de l’insaisissable. Il est impur enfin parce qu’il procède de l’expérience inattendue qui échappe de la contemplation harmonieuse de l’objet. Dans cette perspective, le concept hyper-esthétique contribue au renouvellement du jugement de goût des installations de l’immersion. Il est susceptible d’éclairer l’expérience esthétique étrange, troublante et frustrante qui met en question nos habitudes sensorielles.
Références:
(1) Voir http://www.antonygormley.com/projects/item-view/id/241.
(2) M. MASSIN, Expérience Esthétique et Art Contemporain, op. cit., p.105.
(3) L’expérience hyperesthésique renvoie à l’expérience de l’excès causée par des limites anesthésiques de l’esthésie. T. DAVILA, De l’inframince, chapitre I.
(4) Traduction personnelle. Voir la version en anglais sur http://www.antonygormley.com/projects/item-view/id/241.
(5) Entretien avec Antony Gormley. Voir http://madame.lefigaro.fr/celebrites/antony-gormley-iron-man-260215-94914.
(6) T. DAVILA, De l’inframince, op. cit., p.31.
(7) Ibid. p.64.
(8) F. SIBLEY, « Les concepts esthétiques », op. cit., p. 43-60.
(9) Du témoignage du spectateur de Blind Light de Gormley. Voir sur
http://www.pointscommuns.com/reminiscent-drive-commentaire-musique-67606.html
(10) T. DAVILA, De l’inframince, p. 32-35, 54-56.
(11) T. DAVILA, De l’inframince, op. cit., p.55.
(12) M. MASSIN, Expérience Esthétique et Art Contemporain, op. cit., p. 109.
(13) Ibid. p. 111.
(14) Du témoignage de Seth Stevenson qui flottait dans un bain flottant. Voir sur http://www.slate.fr/story/73083/extase-vide-caisson-isolation-sensorielle
(15) Voir sur ce point Rafael TIFFANY, Seeing Oneself Seeing “The Weather Project”: Notes on Olafur Eliasson’s Institutionalized Critique, http://www.nyu.edu/pubs/anamesa/archive/fall_2008_perception/seeing_oneself_seeing_the_weather_project.pdf
(16) M. MASSIN, Expérience Esthétique et Art Contemporain, op. cit., p. 100.(17) Du témoignage du spectateur d’une exposition de Blind Light d’Antony Gormley. Voir http://www.pointscommuns.com/reminiscent-drive-commentaire-musique-67606.html.
(18) « Capsule outil : Expérience mystique et méditation : les corrélats neurobiologiques ». Voir sur http://lecerveau.mcgill.ca/flash/capsules/outil_bleu27.html
(19) Du commentaire du spectateur de Weather Project : « Il n’y a avait que le sentiment spirituel ». Voir sur http://www.youtube.com/watch?v=-dFOphuPqMo.
(20) Sur ce point voir le témoignage du spectateur de Weather Project https://skandihus.wordpress.com/tag/weather-project/.
(21) M. MASSIN, Expérience Esthétique et Art Contemporain, op. cit., p. 99.
(22) La présentation d’une exposition Ecstasy : In and About Altered States. Voir sur http://moca.org/museum/exhibitioninfo.php?useGallery=1&id=360.
(23) Le témoignage du spectateur de Weather Project d’Olafur Eliasson. Voir sur https://skandihus.wordpress.com/tag/weather-project/.
(24) Le témoignage du spectateur de Blind Light. Voir sur http://www.pointscommuns.com/reminiscent-drive-commentaire-musique-67606.html.
(25) Violane BOUTET DE MONVEL, La Multiplicité de l’Espace Dans l’oeuvre de Bill Viola, 2011.
(26) T. DAVILA, De l’inframince, op. cit., p.91-92.