Parler de rationalité esthétique n’est pas simplement prononcer un verdict qu’une oeuvre d’art soit bonne ou mauvaise. Ce qui constitue le véritable jugement esthétique est le processus d’explicitation raisons valables pour justifier les qualités artistiques d’une oeuvre qu’on lui attribue. Dans l’art contemporain, chaque jeu de langage d’une pratique artistique définit les normes de ce qu’il est prêt à considérer comme artistiquement significatif. Pourtant, on n’est pas toujours capable d’invoquer des raisons convaincantes pour légitimer le titre d’oeuvre qui lui est accordé. Il s’agit de pratiques artistiques qui semblent échapper à toute qualité artistique classique plus facilement identifiable de « l’art ».
Telle est la peinture de Francis Bacon, peintre d’une violence, qui s’exprime dans des formes bizarres et dérangeantes. Souvent mal comprises du grand public, les peintures de Bacon sont beaucoup appréciées par les marchands d’art. Vendu pour 142 millions dollars chez Christie’s en 2013, son tryptique Trois études de Lucian Freud, par exemple, est devenu l’une des oeuvres d’art les plus chères au monde (1). La question qui se pose est de savoir par quel critère, en dehors du critère du prix, les peintures de Bacon peuvent être mieux que des centaines d’autres oeuvres dans le même jeu de langage.
De même, on peut s’intéresser au ready-made de Marcel Duchamp qui déplace l’acte créateur vers le niveau du geste et de l’idée artistique. En regardant, par exemple, Porte-bouteilles de Duchamp, le spectateur se demande sur quoi baser son jugement si un objet d’art n’est pas réalisé par l’artiste lui-même. Comment est-ce qu’on peut échapper à la trivialité du ready-made et à une liberté totale du jugement de goût en l’absence de critères explicites?
Enfin, les traditionnels critères esthétiques ne paraissent plus opérer dans le jugement des installations où on n’est plus devant un objet à contempler. Il s’agit des espaces souvent immersifs conduisant le visiteur à de nouvelles découvertes sensorielles. Or, pour parler du plaisir esthétique de l’immersion, il faut déterminer les facteurs qui peuvent être appelées expérience de la perception. A partir d’une installation Blind Light d’Antony Gormley, je vais donc réfléchir sur le renouveau de l’expérience esthétique qui implique une réélaboration inventive des critères du jugement de goût de l’art contemporain.

Références:

(1) Il s’agit des oeuvres d’art vendues aux enchères. Voir http://www.lemonde.fr/culture/article/2013/11/13/un-triptyque-de-bacon-devient-l-uvre-d-art-la-plus-chere-au-mond_3512682_3246.html.