4. Les échelles d’appréciation de l’art contemporain
Un jour de février, suite à la visite de l’exposition de Jeff Koons au centre Pompidou, je m’assis dans une petite crêperie des environs et regardai par la fenêtre. « L’art est partout! », me suis-je soudain exclamé en observant la fontaine Stravinsky et ses sculptures excentriques, l’Église Saint-Merri connue par ses expositions d’art contemporain, et enfin ce graffiti gigantesque Chuuuttt! Ssshhh! fait par Jean-François Perroy en 2011. Mon regard s’est focalisé sur la dimension de son contour, les lignes sombres fusionnées avec l’éclairage public et l’expression du visage inconnu projeté sur le mur. A ce moment, je me suis demandé ce qu’il y a de commun entre ce graffiti, l’Oiseau de feu de Niki de Saint Phalle et Aqualung de Jeff Koons que j’ai récemment vu au centre Pompidou. Peut-on classer des oeuvres d’art contemporain si différentes, et si oui, à partir de quels critères de jugement de goût?
Pour répondre à cette question, nous pouvons entrer dans le jeu de langage de chaque oeuvre. D’abord, nous pouvons essayer de déterminer les spécifications d’une oeuvre posées par des individus ou des groupes dans son jeu de langage particulier. Il s’agit de traits esthétiques et non-esthétiques que le spectateur discerne et valorise dans le même jeu de langage. Ensuite, nous pouvons identifier les valeurs partagées par les jeux de langages différents, et à partir de ces critères composer des échelles d’évaluation pour les oeuvres diverses. Plus nous allons discerner les valeurs d’une oeuvre dans son jeu de langage propre, plus nous aurons une chance de trouver la ressemblance de famille dans un autre jeu d’évaluation. En rassemblant les oeuvres dans les échelles d’évaluation nous pouvons aussi parler de ressemblance des expériences esthétiques puisque les critiques porteront un jugement sur les mêmes qualités d’une oeuvre d’art. Dans ce cas, la rationalisation du jugement de goût va consister à le soumettre à des critères partagés par d’autres critiques dans une même échelle d’évaluation.
Les valeurs du graffiti
« Le graff ne doit pas se mettre là où les gens te disent de le mettre. Ce qui est beau dans le graff, c’est que c’est spontané et imprévisible! » (1)
Le graffiti est une peinture réalisé sur des murs ou des objets situés dans l’espace public. Il rejoint l’art urbain, ou « street art », un mouvement artistique contemporain qui englobe diverses techniques telles que le pochoir, la mosaïque, les stickers, le yarn bombing, les installations et autres. Nous voyons que le graffiti bouleverse la tradition de création artistique dans un lieu privé, puisque il se fait dans un espace public. À cet égard, le graffiti conjugue non seulement les différentes disciplines, sujets, niveaux de production, motivations, mais aussi les lieux de création ou les supports. Chacun de ces facteurs peut enlever ou dégrader la valeur du graffiti dans son jeu de langage. Je vais examiner plusieurs facteurs qui impactent une oeuvre artistique et font des distinctions permettant des choix du spectateur.
Tout d’abord, nous pouvons classer les graffitis par le risque que l’artiste prend en le produisant. Il faut souligner que le statut juridique du street-art peut fortement varier selon le pays et les villes. Des graffitis réalisés, par exemple, en France sans l’autorisation du propriétaire du support sont considérés comme des actes du vandalisme. Ce mouvement artistique a été réprimé et récupéré par les pouvoirs publics et les marques qui organisent les événements ou les expositions de graffiti en direct. D’un point de vue puriste du graffeur, une oeuvre acquiert une valeur artistique grâce au challenge lié à l’interdit (2). Autrement dit, le graffeur qui peint au risque d’être puni par la loi gagne beaucoup plus du prestige que le graffeur qui peint avec l’assentiment des collectivités. Souvent réalisés dans un contexte de tension politique, le graffiti s’est développé durant les révolutions, les guerres, les changements culturels. La répression et la prise du risque font partie du mouvement artistique. La fonction véritable du graffiti n’est pas donc d’être plaisant ou pour être applaudi. Il transmet le message pour faire attention au problème particulier et, en cela, la révolte et l’irrévérence sont à la base de la création artistique. Dans ce cas, nous devons nous détacher du produit fini pour voir la démarche, la façon de l’exercer, la légende qui se cache derrière la signature. Il en découle que la valeur du graff n’est pas seulement dans une simple projection de peinture sur un mur, mais aussi dans son imprévisibilité et l’aventure spontanée qu’il y a derrière la création. L’un des exemples sera la démarche de l’artiste britannique Banksy, un personnage mythique de la scène graffiti, qui adore provoquer et perturber spontanément les sociétés par ses oeuvres. Récemment, dans l’esprit du graffiti, il est entré illégalement à Gaza pour attirer l’attention des médias sur la situation en Palestine (3). Il réalise ses oeuvres subversives dans le plus pur secret, et ce mystère autour de son aventure artistique titille toujours la curiosité de ses admirateurs. Une autre légende au monde du graffiti est Robbo King (4) qui a tagué chaque train en Grande-Bretagne pendant des années 80. En échappant aux poursuites policières, il pénétrait dans les trains tôt le matin et faisait des tags originaux sur les wagons.
En second lieu, nous pouvons apprécier le graffiti à partir d’une idée que l’artiste désire nous transmettre. Il s’agit d’un énoncé ou d’un concept qui explique un acte passionnel du graffeur. Dans son dernier travail à Gaza, Banksy illustre un chaton sur un pan de mur, avec une boule à ses pattes. L’idée est simple :
Un habitant s’est approché et m’a demandé : « Mais ça veut dire quoi ? » Je lui ai expliqué que je voulais publier des photos sur mon site, afin d’attirer l’attention sur les destructions commises à Gaza – et que sur internet, les gens ne regardent que les photos de chats (5).
Nous pouvons examiner ce concept sous plusieurs angles. Banksy nous fait découvrir la réalité post-guerre de Gaza en produisant un chat ludique que tout le monde doit adorer. D’un côté, ce chat représente l’indifférence humaine aux conflits entre les puissants et les faibles. Ce qui nous intéresse dans la vie est seulement le magnifique et drôle lolcat comme ceux que l’on peut voir sur internet. Nous aimons toutes les choses jolies et mignonnes, alors que nous ignorons tous les aspects négatifs et désagréables de notre vie.
Banksy nous signale qu’il ne faut pas rester neutre, car nous ne sauverons pas le monde sans compassion. Le chaton semble être triste puisqu’il lui manque de la joie dans sa vie. Il représente les enfants de Gaza qui ne quittent jamais leur village en ruine. Une zone recluse est bloquée de tous côtés par d’immenses murs et une flotte de navires de guerre. D’un autre côté, un chaton renonce à l’espoir qu’un jour les bâtiments détruits seront reconstruits et que les enfants retrouveront leur joie de vivre.
La fidélité dans la ressemblance peut aussi être valorisée dans le graffiti. En revenant à notre exemple du chat de Banksy, nous valorisons dans cette image un magnifique lolcat qui accomplit bien sa fonction d’attirance du regard sur le ruines de Gaza. Paré d’un noeud rose, un chaton semble être animé, même sur une maison en ruine. En outre, Banksy joue habilement avec un objet extérieur qui ressemble à une boule et complète l’image du chat. De même, nous apprécierons le chagrin de Niobé, bien illustré par Banksy dans son autre réalisation sur les ruines cimentées de Gaza. Dans la fille de Tantale, Niobé pleure la mort de ses enfants tués par Apollon et Artémis. Face à la douleur de Niobé, Zeus prend pitié et la change en rocher. En ce sens, le bien imité se réalise aussi grâce au choix du mur détruit qui ressemble à une grande pierre au milieu des ruines. Les personnages de Banksy, dessinés préalablement en pochoirs, sont assez réalistes et bien combinés avec des items hors contexte, parfois pratiquement anachroniques.
L’art en espace public met aussi en débat la question d’intervention d’une oeuvre dans les places communes. L’esthétique qui se dégage du graffiti ne peut pas être séparée de la ville comme thème ou décor. À cet égard, le graffiti peut créer de l’espace ou au contraire le détériorer sur le « tissu urbain » (6). En jugeant le tag, le critique veut trouver le rapport entre le graffiti et l’espace public pour assurer la légitimité de l’action artistique. Est-ce que l’espace avec le mur dessiné est mieux perçu que l’espace public dans sa forme originale? Est-ce que le graffiti transforme l’espace en une nouvelle forme d’interaction et d’échange, ou il émerge-t-il comme un objet isolé et étrange? Ceux-ci sont les questions possibles que nous pouvons poser dans le contexte de la qualité esthétique qui dérive de l’union du graffiti avec l’espace extérieur.
Enfin, la technique utilisée par le graffeur occupe une place importante. Nous pouvons marquer, par exemple, les débats entre ceux qui valorisent la bombe aérosol habituelle et ceux qui préfère l’utilisation de pochoirs (7). Ceci revient à opposer les pochoirs de Banksy et les bombes aérosol de Robbo. Les admirateurs de Banksy critiquent l’art de Robbo pour le manque de message et le style démodé, alors que les admirateurs de Robbo considèrent que la technique de Banksy est naïve et simple. Pour les graffeurs de l’ancienne génération, les graffitis au pochoir ne signifient que l’absence de talent, puisque même un enfant peut faire un tag à partir d’un calque. Banksy est aussi critiqué pour son copiage du style de Blek le Rat, un graffeur pochoiriste français qui a commencé à dessiner en 1981 (8). Malgré cette critique, l’on semble reconnaitre que la production du pochoir requiert aussi de la compétence, comprenant le choix du motif à reproduire, le choix du matériau, le choix du support, le choix du type de couleur, la découpe et l’application proprement dite. À cet égard, le pochoir bien exécuté comprend une qualité esthétique puisque la justesse et l’exactitude des traits dans les personnages au pochoir projettent l’habileté technique de l’artiste.
Les valeurs du Nouveau réalisme
« L’école niçoise veut nous apprendre la beauté du quotidien. Faire du consommateur un producteur d’art. Une fois qu’un être s’est intégré dans cette vision, il est très riche, pour toujours. Ces artistes veulent s’approprier le monde pour vous le donner. A vous de les accueillir ou de les rejeter » (9).
La fontaine Stravinsky, ou fontaine des Automates, a été réalisée en 1983 par Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle. Ses sculptures renvoient au Nouveau Réalisme, un mouvement artistique fondé par un groupe d’artistes français et suisses en 1960 (10). Il s’agit d’un art de l’assemblage et de l’accumulation d’éléments empruntés à la réalité quotidienne.
Les artistes de ce mouvement n’utilisent plus de bronze ni de pierre, mais des matériaux industriels. Ils peuvent également reprendre les objets usuels pour en faire des symboles puissants de la consommation. La plupart des oeuvres d’art du Nouveau Réalisme n’expriment pas des sentiments, mais présentent bien une réalité brute. En incluant dans un projet artistique un déchet, le Nouveau Réaliste témoigne de l’existence d’un principe énergétique de la société. Il s’agit de la source de valeurs sociales qui sont passées hors système capitaliste, du côté de l’improductif. Metamatic no. 7 de Jean Tinguely, par exemple, qui illustre la nécessité et l’intérêt de l’inutile par la transformation du déchet en machine. Cette oeuvre fonctionne comme un miroir social du passé et présente une valeur documentaire. À ce titre, l’automate de Tinguely est inestimable, puisqu’il est fortement lié à l’usage social antérieur des objets ou des fragments d’objets.
Les marchands et les critiques partagent la conviction que la valeur artistique d’une oeuvre du Nouveau Réalisme n’est pas contenue dans l’objet ou dans l’élément concret, mais dans l’intention artistique de dire ce que l’artiste veut dire (11). Ils insistent sur la démarche individuelle ou collective qui n’est pas immédiatement perceptible. Sous la démarche individuelle, il s’agit de la présence du sujet particulier dans l’objet artistique. Or, l’intention de Nouveau Réaliste s’est réduite à l’idée personnelle qui partage une valeur sociale. Par exemple, chaque sculpture de Niki de Saint Phalle exprime cette particularité dans sa forme unique aux couleurs éclatantes (12). Consacrées à la figure de liberté et de féminisme, ses « Nana » dévoilent la chaleur et la passion qui transforment une matière inerte en matière organique. Dans les travaux des affichistes (Hains, Rotella, Villeglé), au contraire, la démarche individuelle est minimisée par les fixations d’objets sans sujet. Dans ces affiches lacérées, il y a juste un accord général sur cette valeur de témoignage sociologique pour les générations futures. Le papier déchiré par hasard rend compte de ce qui a satisfait des besoins de l’époque et se présente comme une relique universelle.
Les oeuvres du Nouveau Réalisme peuvent également partager la valeur de l’art urbain si elles sont réalisées dans les endroits publics. Il s’agit de l’intégration de l’art dans les compositions architecturales de la ville. Par exemple, nous pouvons apprécier les sculptures de Niki de Saint Phalle dans le Jardin des Tarots à partir du critère qui rend un lieu plus agréable à vivre ou à fréquenter (13). Si ces sculptures monumentales s’inscrivent bien dans ces perspectives, elles revalorisent l’image du quartier en le rendant dynamique et attrayant. La création d’une unité entre l’homme, l’art et la nature à travers le projet artistique peut également être nuancée si l’on tient compte des différentes échelles de l’espace. Construire la ville par l’art consiste à recréer un lien entre les habitants d’un quartier et un endroit public. En ce sens, l’artiste travaille sur l’articulation entre le vivant et les choses inanimées.
Hormis le caractère symbolique, chacune des oeuvres du Jardin du Tarot possède une qualité interactive qui se manifeste dans l’exploration des « arcanes majeurs ». Ces sculptures sont exécutées autant pour être escaladées et palpées, que pour être regardées. En effet, à l’intérieur de l’« Impératrice », par exemple, se cache un véritable appartement où Nicki de Saint Phalle s’installa pendant plusieurs années (14). Un grand salon, une salle de bain et une petite chambre font partie d’une oeuvre qui impressionne par son décor dépaysant. Il n’est pas surprenant que les gens se servent de leur sens du toucher pour interpréter chaque surface à sa manière et saisir comment une oeuvre se construit (15). L’une des manières de pénétrer le système esthétique de l’oeuvre consiste à agir sur elle. Or, le spectateur devient un élément interne de l’oeuvre puisque sa fonction d’explorateur est aussi prévue par l’artiste.
Lorsqu’un spectateur compare des oeuvres du Nouveau Réalisme, il peut s’intéresser à la façon dont la technique est utilisée pour leur production. Il s’agit de l’effort de l’artiste et de sa participation dans le processus artistique au-delà de l’idée artistique. Le matériau, l’unicité ou l’originalité de la forme est également critiqué. Du côté de la banalité, nous pouvons ranger le travail d’Arman qui expose des ordures ménagères dans une série de Poubelles (16). De même, les oeuvres de Dufrêne se caractérisent par l’utilisation de dessous d’affiches lacérées marouflées sur toile. Parmi les nouveaux réalistes, néanmoins, nous trouvons des artistes qui poursuivent leur travail sur une production unique et singulière. Du côté de l’originalité, par exemple, les machines de Tinguely sont construites en partie avec des objets de récupération et animées avec des moteurs. De la même manière, la production de Nanas de Niki de Saint Phalle s’inscrit dans le processus artistique plus créatif que celui des affichistes ou des artistes du ready-made.
Les valeurs du pop art
« Le pop art est populaire, éphémère, jetable, bon marché, produit en masse, spirituel, sexy, plein d’astuces, fascinant et qui rapporte gros. »
Richard HAMILTON (17).
L’art de Jeff Koons peut être considéré comme l’art des objets quotidiens et des images banales, à savoir le pop art. Prenant naissance en Angleterre, le pop art connaît ses plus belles heures aux Etats-Unis à partir des années soixante. Le pop art est souvent comparé avec le Nouveau Réalisme puisque les deux apparaissent à la même époque et utilisent les éléments visuels de la culture populaire (18). Même si le Nouveau Réalisme est plus affilié avec Dada qu’avec le pop art, la similarité des techniques et des motifs dans les deux mouvements implique qu’ils valorisent les oeuvres de façon similaire (19).
Le pop art utilise les images produites par la société de consommation : la publicité, les magazines, les bandes dessinées, la télévision etc. En soulignant ironiquement les éléments banals et ordinaires de l’époque, le mouvement est défini aussi par l’utilisation de moyens mécaniques et de techniques de reproduction par les artistes. À cet égard, le pop art remet en cause le principe d’unicité de l’oeuvre, car les pop artistes reproduisent leurs oeuvres par dizaines, parfois même par centaines. Andy Warhol, par exemple, multiplie les images de la culture populaire par la sérigraphie, une technique d’imprimerie qui utilise des pochoirs interposés entre l’encre et le support (20). Cette identification aux appareils de reproduction renvoie à son intérêt pour un art anonyme, banal, répété plutôt que pour l’art original. Warhol s’éloigne de l’invention et de la créativité pour montrer que l’art ne se définit pas par le seul langage. Il est convaincu que chacun peut réaliser une oeuvre d’art : le styliste, le boxeur, l’homme d’affaire, le président, le clochard. En laissant de côté la signification de l’objet, ces images témoignent du réel sans le sublimer. Or, Warhol ne tient compte des qualités formelles ou idéales des images. Il les enregistre sur la toile comme une caméra sur un film.
À la recherche d’une réponse à la peinture abstraite, Roy Lichtenstein, une autre figure majeure du pop art, réalise une série des images à partir des bandes dessinés. Les bandes dessinées américaines des années 1940-50 peuvent être considérées comme banales en termes de graphisme et de discours puisqu’ils font partie du vocabulaire collectif et populaire de l’époque. En simplifiant l’image, Lichtenstein isole un sujet connu afin de mettre en évidence les traits caricaturaux du genre comme on peut le voir dans Look Mickey (21).
D’un côté, il déclare son art comme le postulat anti-contemplatif et anti-qualité picturale. Comme Warhol, il adhère peu à peu à la nouvelle peinture industrielle. D’un autre, Lichtenstein recrée ses images avec sa propre sensibilité, en imposant un traitement graphique de son style. En soulignant très fortement les contours de ses personnages par un trait épais, il emploie souvent les couleurs intensifiées. Il recadre l’original, en lui donnant une existence propre. Il permet une nouvelle découverte du banal par sa transposition et sa magnificence. Ce qui importe selon Lichtenstein n’est donc pas la transformation de l’image sur la toile, mais l’intention de l’artiste d’unifier la représentation. Comme Lichtenstein le dit « Le pop art regarde le monde. Il ne ressemble pas à la peinture de quelque chose, il ressemble à la chose elle-même. » (22). Autrement dit, le pop art ne transforme pas la société de consommation, mais la formule. Le mérite du pop art renvoie donc à la création d’une esthétique inédite de la culture de masse par les changements opérés au niveau de la forme et de la conception de l’art.
Si la question de la qualité d’une oeuvre du pop art ne se pose pas, sur quoi se fonde la valeur artistique ou esthétique de l’oeuvre? Selon Arthur Danto, la reconnaissance d’objet d’art, qui ne présente aucune qualité intrinsèque pour le mériter, compte sur la reconnaissance d’une oeuvre dans un contexte historique et social (23). Le pop art a véritablement innové la réalisation et la diffusion d’une oeuvre d’art. Il favorisait l’accès à des publics plus larges par les procédés de fabrication industrielle. Il met enfin en valeur ce qui est le plus proche de tous, des produits de consommation et ordinaires à travers lesquels chacun peut se reconnaître. À ce titre, Warhol souligne que l’on peut regarder la télévision et voir Coca-Cola, en sachant que le président boit du Coca-Cola (24). Nous pouvons également imaginer que nous buvons du Coca. Nous savons qu’un Coca est toujours un Coca. Tous les Coca sont identiques. Même le clochard sait qu’il boit le même Coca que le président boit. Nous pouvons donc interpréter la valeur du pop art comme le sujet ou le motif de l’objet d’art que nous pouvons reconnaitre en un quart seconde et qui nous touche par ce banal sublimé. Directement absorbable par tous, le propos du pop art est la part de nos désirs et de nos rêves ordinaires. Ses symboles populaires marquent l’inconscient dès l’enfance dans un but de désacralisation de l’oeuvre d’art. Par conséquent, la nature exacte de ce qu’on aime dans les oeuvres du pop art est une force de joie, de la joie dans le néant.
Si l’acte artistique du pop art ne réside plus dans la fabrication de l’objet mais dans sa conception et le discours qui l’accompagne, il semble que l’on doive abandonner l’idée de la valorisation du pop art à partir de la réflexion artistique. Le pop art est toujours caractérisé par l’utilisation de moyens mécaniques, froids et systématiques : sérigraphie, technique de peinture industrielle, répétition, ready-made. Pourtant, nous pouvons tout de même favoriser l’aspect de la technique des réalisations des artistes pop. Malgré les procédés de fabrication, les artistes du pop utilisent aussi la peinture à l’huile et acrylique, le collage, la sculpture. Ils peuvent s’engager personnellement dans le processus artistique en transmettant le même message du pop art. Par rapport à ces démarches traditionnelles, les procédés industriels seront toujours contestés même s’ils sont considérés comme secondaires dans le jeu de langage. Si l’artiste ne touche pas son oeuvre, est-ce que cette oeuvre lui appartient ? Lorsque l’on multiplie une oeuvre par un procédé mécanique, est-ce que la copie que l’on produit reste toujours une oeuvre d’art ? Ce sont des questions qui peuvent influencer notre jugement portant sur les oeuvres du pop art.
Le classement des oeuvres
En discernant les qualités artistiques et esthétiques dans les jeux de langages artistiques, nous voyons que le système de l’art contemporain existe au sein de chaque domaine local d’expérience avec ses critères de distinction. Il s’agit du croisement des valeurs locales.
Dans le graffiti, nous valorisons le risque ou l’imprévisibilité, le message, le bien imité, l’intégration avec l’espace public et la technique. Dans le Nouveau Réalisme, ce peut être l’intention ou l’idée artistique, la technique ou la virtuosité d’exécution. Enfin, les qualités du pop art peuvent correspondre à la conception ou le motif et la technique artistique. Si nous rassemblons tous ces critères, nous pouvons marquer la superposition des valeurs de trois mouvements artistiques. Le pop art, le graffiti et le Nouveau Réalisme ont en commun les critères du jugement de goût : le concept et la technique. En outre, Le Nouveau Réalisme et le graffiti se croisent par le critère de l’adaptation au lieu. À partir de cette ressemblance de famille, je vais donc établir les hiérarchies de valeur pour trois oeuvres d’art contemporain que j’ai choisi au début de ma recherche.
Intitulé Chuuuttt !!!, le pochoir géant suggère le mystère, la sérénité. Le « chut ! » n’est pas là pour demander le silence, mais plutôt pour indiquer qu’il y a quelque chose à écouter. L’idée artistique de Jef Aérosol consiste à aider les passants à écouter les pulsations, le rythme, la mélodie de la ville derrière des moteurs de voitures ou des sirènes de police (25). Je vois ces yeux écarquillés et comprend ce geste. Il fait appel à regarder autour moi-même, autour la place magnifique. Soudain, je n’écoute que cette grande symphonie urbaine à travers laquelle passent mes pensées. Dès lors j’écoute mes idées. J’écoute ma voix intérieure. À cet égard, il y a une concordance entre mon expérience esthétique et l’idée conceptuelle qui mérite évidemment la meilleure note dans cette hiérarchie de valeurs.
Intitulée l’Oiseau de feu, une sculpture colorée se réfère à l’oeuvre musicale du compositeur russe du XXe siècle Igor Stravinsky (26). Déployée dans le vaste bassin, cet élément jaillissant possède son individualité grâce notamment à son façon de bouger de l’eau. L’eau, comme une source de vie, rend visible la musique qui remet en question les données de la sensation visuelle. Elle fait partie de la volonté artistique de créer un ballet ludique à l’image de Stravinsky. En réalisant l’oiseau de feu éclatante, vive, criarde, multicolore, l’objectif de Niki de Saint Phalle était de coller au dynamisme des abords du Centre Pompidou. La rondeur des formes et la vivacité des couleurs apportent à l’atmosphère de la poésie, de la gaieté, de l’enfance. Elles semblent légères comme des ballons. En outre, l’infinité des points de vue d’une oeuvre offre au spectateur la fusion de l’art et de la vie qui réfute toute forme figée. Dans mon échelle d’appréciation conceptuelle, cette oeuvre occupe le deuxième rang.
Le scaphandre autonome de Jeff Koons fait partie d’une série Equilibrium présentée en 1985 (27). Koons s’intéresse à la substance du rêve américain : le désir d’ascension sociale. Pour lui, l’univers du sport est considéré comme l’un des principaux moyens d’élévation à disposition des classes défavorisées. Le scaphandre de plongée évoque l’air et la respiration, mais il n’est pas destiné à secourir. Reproduit à l’identique dans le bronze, Aqualung est
incroyablement lourd. La perception d’objet supposément léger se trouve donc bouleversée par cette forme paradoxale. Dans cette configuration apparemment impossible, Aqualung constitue pour l’artiste une parabole de cet état d’équilibre que nous rechercherions tous.
Malgré le fait que cette pièce est réalisée en bronze fondu, je suis hermétique à ce genre de concept. Je veux ainsi mettre le scaphandre de Koons à la troisième place dans ma hiérarchie conceptuelle.
Quand il s’agit de la technique utilisé par les artistes, mon jugement va porter sur la relation de l’artiste avec son oeuvre au moment de la création. Dans l’échelle d’appréciation suivante, l’habileté de l’artiste à faire ou non preuve de virtuosité d’exécution seront les qualités que je vais apprécier le plus. L’oiseau de feu de Niki de Saint Phalle est un exemple du génie créatif, comme l’artiste le disait « Il faut faire saigner la peinture. » (28). Fait en polyester peint, avec une structure métallique, la sculpture est « touchée » par l’artiste dès le début de sa création. Elle est vivante au sens qu’elle est transmise directement de l’artiste au spectateur sans les moyens intermédiaires tels que les machines ou dispositifs automatiques. À l’inverse, je vais déprécier les oeuvres réalisé par des procédés automatiques ou avec une participation minimale de l’artiste. Réalisé au pochoir, Chuuuttt !!! de Jef Aérosol peut être considérée comme une oeuvre exécutée par des procédés semi-automatiques. Pour fabriquer le pochoir, on utilise un ordinateur et une imprimante pour imprimer une image que l’on souhaite projeter sur le mur. On découpe les contours à plusieurs couches et, ensuite, applique le motif sur la surface souhaitée. Même s’il faut connaître la technique, le pochoir est accessible à tous. Il ne démontre pas le vrai-savoir-faire en tant que talent ou une expressivité artistique au sens traditionnel du terme. L’exemple le plus parlant de la désacralisation du processus artistique correspond aux oeuvres de Koons.
Il ne réalise aucune oeuvre lui-même, mais génère les idées qu’il fait mettre en forme par plus de 120 assistants dans son atelier de Chelsea, près de New York. Malgré la perfection d’exécution d’Aqualung, je ne peux pas saisir l’engagement personnel de Koons en tant qu’artiste dans cette oeuvre. J’y vois un produit de luxe sous le nom de marque « Jeff Koons », très reconnaissable et très cher.
Enfin, la troisième hiérarchie concerne l’adaptation d’une oeuvre au lieu public. Quand j’observe Chuuuttt !!! de Jef Aérosol, il semble être un bon complément à la place d’Igor Stravinsky. Il est en rapport avec un lieu conçu comme un point de rencontre où l’on s’arrête, on s’installe, on discute. Le pochoir monumental s’harmonise bien avec la fontaine, une église gothique et le centre George Pompidou. En outre, il est idéalement placé sur le mur en suivant les contours du bâtiment. Le visage est projeté comme si un homme regardait du coin de la rue et nous signale discrètement. Quant à L’oiseau de feu de Niki de Saint Phalle, il est en contraste non seulement avec les formes architecturales de l’espace public, mais aussi avec les sculptures métalliques de la fontaine. Contrairement aux mécanismes de Jean Tinguely, une oeuvre de Niki n’établit pas un lien entre la modernité et l’architecture classique. Il s’éloigne de tous par son caractère absurde, clownesque et enfantin. D’un autre côté, elle introduit une autre dimension de la perception qui rafraîchit les sculptures métalliques autours des façades strictes et froides.
À partir de ces trois oeuvres, j’ai montré comment des critères du jugement de goût opèrent au sein du jeu de langage esthétique et permettent d’élaborer les échelles d’appréciation de l’art contemporain. L’attention aux jeux locaux et particuliers évoque les énoncés évaluatives qui laissent bien entrevoir un mécanisme général d’ajustement et d’accord entre artistes et spectateurs. Il y a effectivement les critères du jugement de goût. Nous voyons bien que chaque jeu de langage possède son propre ensemble des qualités artistiques qui plaisent ou déplaisent. Certains sont relatifs et locaux, alors que d’autres coexistent et se superposent. À cet égard, nous pouvons établir les critères du jugement de goût qui englobent la pluralité des jeux locaux. Le jugement des oeuvres de l’art contemporain va donc rendre compte sur le réseau des échelles d’évaluations qui rassemblent les valeurs des jeux de langages en totalité.
Une telle démarche revient à dire qu’il est possible de maintenir à la fois une position relativiste et objectiviste. Au sein d’un jeu de langage, les évaluations correspondent à la fois à des qualités réelles des objets et sont aussi relatives à la communauté d’évaluation en cause.
Pour sortir du relativisme, il faut passer d’un jeu de langage à un autre en discernant les valeurs locales. Cette évaluation permet de voir le croisement des valeurs qui doivent être étalonnées en dehors de ces jeux. L’expertise interne à un jeu de langage vise aussi à élaborer des nouvelles valeurs qui peuvent être exportées à l’extérieur de la communauté. Il s’agit d’une procédure d’extension du jeu qui requiert d’analyser les conditions d’un énoncé évaluatif. C’est ainsi que mes prochaines étapes seront de montrer le caractère évaluatif du travail de l’artiste avec le hasard, de l’immersion dans les installations et du concept dans le ready-made. Il doit donc être clair que le jeu de langage façonne l’expérience esthétique et notre jugement de goût s’éduque dans les apprentissages du métier.
Références:
(1) L’entretien avec le graffeur anonyme. Voir http://carredinfo.fr/interview-le-graff-nest-pas-un-art-mais-une-culture-11404/.
(2) Ibid.
(3) Sur ce point voir le site web officiel de Banksy http://banksy.co.uk/.
(4) Voir les graffitis de Team Robbo sur http://www.teamrobbo.org.
(5) Voir la citation sur http://banksy.co.uk/index3.asp.
(6) Hugues BAZIN, « L’art d’intervenir dans l’espace public », http://biblio.recherche-action.fr/document.php?id=427.
(7) Voir les commentaires des admirateurs et des adversaires de Banksy concernant ses graffitis http://www.youtube.com/watch?v=UgdHeac4bsM.
(8) Voir un article sur un graffeur pochoiriste français Blek le Rat http://fr.wikipedia.org/wiki/Blek_le_rat.
(9) Pierre RESTANY, Avec le nouveau réalisme, sur l’autre face de l’art, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambrons, 2000.
(10) Voir un article sur le Nouveau réalisme http://fr.wikipedia.org/wiki/Nouveau_r%C3%A9alisme.
(11) Voir Julie VERLAINE, « Bon à jeter, donc inestimable ? », Valeurs de l’art contemporain, 2010, p. 45-56, http://marges.revues.org/453.
(12) Sur ce point voir le film sur Niki de Saint Phalle & Jean Tinguely « Les Bonnie & Clyde de l’art 55 », Arts Culture, http://www.youtube.com/watch?v=3y-I-KpxiG8.
(13) Niki de Saint Phalle, Jardin des Tarots, 1979-1993. Voir sur http://www.nikidesaintphalle.com/.
(14) Le témoignage du visiteur du Jardin des Tarots en Toscane. Voir http://www.localnomad.com/fr/blog/2012/10/22/le-jardin-des-tarots-en-toscane.
(15) La vidéo du Jardin des Tarots sur http://www.youtube.com/watch?v=4croz92c5VE.
(16) La revue des artistes du Nouveau Réalisme. Voir sur http://www.gerard-deschamps.fr/18-artistes-et-oeuvres-du-nouveau-realisme.html.
(17) Par cette citation, Richard Hamilton, le «Père du pop art», veut souligner que le pop art est en total contradiction avec l’art classique. Voir sur http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-pop_art/ENS-pop_art.htm.
(18) La distinction entre le Nouveau Réalisme et le pop art. Voir sur http://www.popartis.com/dossiers/nouveau-realisme.html.
(19) Dada est un mouvement artistique qui remet en cause de toutes les conventions et contraintes idéologiques, esthétiques et politiques. Les dadaîstes utilisent tout matériau et support possible. Voir sur http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ens-dada/ens-dada.htm.
(20) Nicole SECQ, « Quelques généralités sur le pop art ». Voir sur http://www.amisdumusee-bethune.fr/popart.html.
(21) Roy Lichtenstein, Look Mickey, 1961, huile sur toile, 121.9 x 175.3 cm.
(22) Anne de CONINCK, « Roy Lichtenstein, le banal sublimé ». Voir http://www.slate.fr/story/74943/roy-lichtenstein-pop-art-pompidou-banal-sublime.
(23) M. JIMENEZ, La Querelle de l’art contemporain, op. cit., p.208.
(24) Voir un article « Qu’est-ce que le pop art ? » sur http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-pop_art/ENS-pop_art.htm.
(25) L’entrevue avec Jef Aérosol. Voir http://www.rfi.fr/france/20110617-jef-aerosol-fait-chuuuttt-grande-symphonie-urbaine-paris/.
(26) L’entrevue avec Jean Tinguely. Voir http://boutique.ina.fr/audio/P13310372/jean-tinguely-travailler-avec-niki-de-saint-phalle-a-la-fontaine-stravinski.fr.html.
(27) « Jeff Koons, La Rétrospective », Exposition au centre Pompidou du 26 Novembre 2014 au 27 avril 2015. Voir plus sur https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/cABRrbG/r4ydaM6.
(28) Elisabeth REYNARD, Niki de Saint Phalle : il faut saigner la peinture! Voir la présentation sur http://www.paris-art.com/document-art/niki-de-saint-phalle-il-faut-faire-saigner-la-peinture/elisabeth-reynaud/3703.html.