En réexaminant la notion du pluralisme des pratiques artistiques et des valeurs de Michaud, j’ai tenté de reconstruire la rationalité esthétique qui se manifeste à travers des argumentations spécifiques sur les qualités des oeuvres d’art. Il s’agit de l’analyse et de l’union des jeux de langage au sens wittgensteinien qui permet de rendre compte de nos énoncés d’évaluation. Pour ne pas adopter une attitude strictement relativiste, nous devons exercer la recherche de ressemblance des valeurs esthétiques au sein de jeux de langage différents. Juger de l’art contemporain consiste donc à discerner ces valeurs locales et les organiser conceptuellement par des échelles d’appréciation, amenant à l’unité toute la diversité des expériences esthétiques. Cette position est authentiquement objectiviste car la valeur esthétique est conçue comme une qualité qui cause une expérience d’évaluation semblable chez tous les êtres humains selon la même échelle d’appréciation.
On a vu que l’art contemporain se compose d’innombrables jeux de langage qui peuvent s’étendre, s’enrichir et se compliquer. D’où la difficulté du jugement de goût chez certains qui n’ont pas les mots et ne savent pas jouer le jeu. L’apprentissage de l’usage de langage au sein de chaque domaine de l’art contemporain joue un rôle fondamental dans le jugement de goût. Or, je souscris totalement à l’idée d’une forme de rationalité dans le jugement esthétique fondé sur l’art que Lichtenstein défend dans son livre Les règles de l’art (1). Il faut prendre appui sur la rationalité esthétique qui admet la justification des jugements par l’argumentation, à savoir les raisons de l’art. C’est en ce point qu’il faut faire référence au rôle de l’expérience artistique dans l’enrichissement, le développement et l’élaboration du jugement esthétique. Lichtenstein montre en effet qu’il faut pratiquer l’art pour bien voir (2). Il faut avoir un rapport concret et matériel pour exercer l’oeil. En ce sens, Lichtenstein reprend cette idée de pratique d’art amateur du XVIIIème siècle, où on apprenait à peindre, à dessiner, à faire des aquarelles. Elle expose les arguments de Du Bos et de Caylus pour comprendre la pensée du spectateur ignorant qui illustre ce rapport entre la théorie et la pratique. Il s’agit d’un éloge de l’amateur qui a une expérience de l’art, mais qui n’est pas partial comme l’artiste ou le collectionneur. L’ignorant peut voir ou entendre certaines choses que l’artiste ne peut pas. Il est possible que trop savoir rende indisponible sur ce que l’expérience esthétique aurait permis d’immédiateté et de surprise. Ce qui est en jeu tout particulièrement, c’est l’apprentissage des affects de l’expérience esthétique et ses comparaisons. Or, la connaissance d’ordre intellectuel contribue à former notre goût en affinant sa délicatesse. La conception de Lichtenstein me donc semble véritablement une théorie du « connaisseur » au sens humien que j’approuve évidemment. Dans l’expérience du goût normé de Hume, la concentration, la comparaison, l’attention, l’absence de préjugé et la considération de toutes les composantes de l’objet sous divers angles forment la finesse de la perception (3). Chez Hume, il y a la place pour une pratique d’éducation du goût, puisqu’il admet la connaissance dans le jugement de goût. Ceci conduit à dire que l’appréciation esthétique de l’amateur de Lichtenstein renvoie à celle de l’expert de Hume. En cela, le jugement de goût est n’est ni immédiat ni facile, et requiert une finesse de discernement.
Face à notre désarroi pour juger les oeuvres d’art contemporain, la rationalisation esthétique doit s’armer par le discours philosophique en construisant les concepts centraux d’une logique esthétique. Il s’agit du discours rationnel qui définit les qualités esthétiques et non-esthétique propres de l’oeuvre. Dans ce contexte, j’ai consacré les trois derniers chapitres de mon projet aux oeuvres faites à partir du hasard, au ready-made et aux installations de l’immersion qui posent le problème de la correspondance entre expérience esthétique et qualités artistiques de l’objet. Du côté de la technique, on peut juger une oeuvre de Bacon par une manipulation du hasard par l’artiste. À la même échelle d’appréciation appartiennent toutes les oeuvres qui sont caractérisées par une relation entre le choix artistique et l’acte aléatoire. Ce discours consiste à soutenir qu’une oeuvre d’art peut avoir une valeur dans son histoire de la création et le processus artistique. Une autre analyse se déroule à propos de la qualité constitutive du ready-made. Or, je soutiens que la valeur esthétique du ready-made peut résider dans le concept d’une oeuvre. Il y a là une nécessité de penser du concept d’une oeuvre d’art comme un trait non-esthétique sur lequel on peut porter notre jugement de goût. Ce qui veut dire qu’il est possible de regrouper les oeuvres diverses sous la même échelle d’appréciation de l’idée d’une oeuvre. Enfin, l’expérience esthétique des installations de l’immersion renvoie au discernement des évènements hyper-esthétiques qui déconditionnent des habitudes sensorielles du spectateur. Il s’agit de l’expérience caractérisée par un témoignage d’un nouveau paradigme perceptif. En détachant la vue d’un contexte, une oeuvre immersive se repose donc sur une différence infime de la perception qui ne se mesure pas en termes des qualités descriptives de l’objet. C’est là un aspect fondamental du concept immersif qui réunit les dispositifs étranges et frustrants en renouvelant notre expérience esthétique.
Au dernier palier, la rationalisation esthétique dépend du contexte institutionnel et politique de l’art contemporain. On découvre un ensemble de limitations structurelles des musées et des galeries d’art qui échappent souvent à la description des qualités non-physiques des objets d’art tels que le processus de création, l’idée conceptuelle ou la transgression des règles artistiques. L’époque contemporaine tente d’institutionnaliser la révolte sans expliquer en quoi cette révolte consiste. Elle ne tente pas d’éduquer le spectateur devant une oeuvre. L’un des exemples est celui de l’exposition de Jeff Koons au Centre Pompidou où les plaques décrivant le concept sont dissociées des oeuvres dans la plupart des cas (4). On regarde un tableau dans un coin, puis on lit la description du concept dans l’autre. Par ailleurs, on découvre fugitivement l’écran nous montrant la vidéo sur le processus de la production des oeuvres de l’artiste uniquement quand, en sortant de l’exposition, on traverse la boutique avec les produits de Koons. Cette rétrospective comme beaucoup d’autres expositions de l’art contemporain prétendent ainsi que l’objet d’art est le seule aspect principal de l’expérience esthétique et le reste est peu important. Or, l’amateur d’art n’a pas d’accès complet à l’argumentation esthétique sans porter sur tous les composants physiques et non-physiques d’une oeuvre d’art. Il s’agit de la perception complexe, multiforme d’une oeuvre qui sert à différencier un objet d’art d’un autre. Telle serait donc une exigence rationnelle que chacun pourrait invoquer en faveur de ses évaluations et de ses goûts particuliers.

Références:

(1) Lichtenstein tente de repenser l’esthétique d’aujourd’hui privée de son objet et de contenu artistique. Elle s’intéresse à réconcilier la réflexion philosophique avec la connaissance de l’art à condition de rompre avec cette autonomie de la théorie par rapport au monde de l’expérience pratique. Voir J. LICHTENSTEIN, Les Raisons de l’art, Essai sur les théories de la peinture, Gallimard, 2014.
(2) Ibid. p.94-110.
(3) D. HUME, Essai sur l’art et le goût, op. cit., p. 75-124.
(4) L’exposition au centre Pompidou du 26 novembre 2014 au 27 avril 2015.