Apparu après la seconde guerre mondiale, avec comme précurseur Marcel Duchamp, l’art contemporain est souvent méconnu ou incompris. Il ne laisse personne indifférent, suscitant passion, perplexité ou mépris allant parfois jusqu’à interroger sa légitimité. En se présentant comme un art expérimental, l’art contemporain transgresse des règles en perpétuelle innovation. Il recherche la rupture avec l’art traditionnel, comme avec toute création précédente. Parmi les dernières innovations véritablement audacieuses, nous pouvons citer le « body art » qui consiste en une performance centrée sur le corps, avec parfois des expériences à la limite du masochisme (Burden, Nebreda) ; l’art « biotech » qui se place dans l’anticipation et la prophétie (Sterlac, Kurtz) ; ou encore l’art conceptuel, qui substitue l’idée d’oeuvre à l’oeuvre finie (1). On vise à la « déconstruction » de l’art (monochromes de Malevitch, ready-mades de Duchamp), allant jusqu’à remettre en cause la peinture elle-même.
Petit à petit, la tradition académique est abandonnée et les techniques picturales sont remises en question. Privé de ses repères artistiques traditionnels, le spectateur tente de s’appuyer sur des critères esthétiques pour juger l’art contemporain comme l’art traditionnel. Cependant, le but principal de l’art contemporain n’est justement plus de représenter ni même de présenter la beauté, puisqu’il prône souvent le détachement esthétique. C’est ainsi que l’on en vient à reprocher à cet art d’être « ennuyeux », « sans contenu », « sans talent », voire de dissimuler un grand vide avec des « élucubrations intellectuelles » ou des « trucages ». A vrai dire, il est même difficile pour le spectateur d’imaginer comment des objets, au demeurant si banals, pourraient lui procurer un plaisir sensoriel, quelle que soit leur mise en scène. La notion fondamentale de l’art en tant que source d’émotions est donc remise en question. L’art contemporain apparait plutôt comme étant réservé aux initiés.
En bouleversant les cadres au point qu’il est aujourd’hui difficile de distinguer ce qui est art de ce qui ne l’est pas, l’art contemporain s’est donc coupé du public. Dans ces conditions, l’expérience esthétique du spectateur est bouleversée et les critères artistiques sont rompus. Le défi de notre projet est alors de déterminer ce qui particulièrement fait la différence entre l’art contemporain et l’art traditionnel. Les ruptures que l’on cherche non seulement nous indiqueront les raisons de malentendu de l’art contemporain, mais aussi nous aideront à le différencier au sein du même concept que l’art contemporain. Cette différenciation permettrait de repenser la valorisation esthétique qui faussement prétendait l’unité de l’art et, sur cette base, de construire les nouvelles échelles d’appréciation.
En considérant l’expérience esthétique comme un double processus d’élaboration qui opère sur les qualités descriptives et sur les qualités esthétiques d’un objet d’art, il est raisonnable d’éclairer les ruptures dans le contexte de ces deux domaines d’expérience. Dans ma recherche, je vais donc m’appuyer sur les positions canoniques du jugement de goût de Kant, de Hume, de Sibley et d’autres philosophes pour repérer ce qui complique notre jugement esthétique de l’art contemporain.

Le jugement de goût de Kant

Le propos de Kant, à travers les concepts du sens commun esthétique et de désintéressement, n’est peut-être pas satisfaisant aujourd’hui. Pourtant, son projet était une alternative à l’objectivisme esthétique à l’époque de l’émergence d’un public de l’art et la mise en évidence de la relativité du jugement de goût. En laissant la place au goût naturel, Kant prétend avoir atteint un objectivisme qui s’appuie sur la subjectivité transcendantale. À notre époque du relativisme esthétique, il semble utile de se pencher aux origines du phénomène du goût kantien puisque Kant était le premier à essayer de penser le pluralisme de goût sans faire référence au goût monopolisé par un groupe social dominant. D’un autre côté, Kant voulait éviter le piège du relativisme en mettant au jour des classements objectifs.
Le concept d’esthétique apparaît en 1715 où Baumgarten fonde sous ce nom la science de la connaissance sensible. Cette idée d’une rationalité esthétique consiste à soumettre le jugement critique du beau à des principes rationnels. En d’autres termes, Baumgarten veut établir une synthèse entre l’art et la science, un outil pour le spectateur aussi bien que pour l’artiste. Cette science permettrait tantôt d’exécuter et tantôt de juger avec plus de certitude et de sureté les oeuvres qui prétendent à la beauté de la pensée. Kant le rejette absolument en disant que :

Ces règles ou critères, en effet, quant à leurs principales sources, sont simplement empiriques et ne peuvent jamais, par conséquent, servir de lois à priori déterminées sur lesquelles devrait se régler notre jugement esthétique (2).

Kant renonce donc à toute la rationalité du jugement esthétique puisque le jugement de goût ne concerne pas l’objet dans sa réalité objective. Il s’ensuit que la nature esthétique est simplement subjective dans la représentation d’un objet.
À cet égard, Kant ajoute que le jugement de goût, en étant subjectif, passe nécessairement du point de vue de sa prétention pour un jugement objectif. Je ne dis pas, par exemple, « cela me plaît à moi», mais « c’est beau ». Je prétends que tous la trouve belle. Contrairement à Kant, La Rochefoucauld annonce la non-universalité du jugement de goût puisque c’est un jugement qui distingue l’un des autres (3). De même, Baudelaire souligne que le jugement de goût est un jugement de distinction des groupes et « c’est beau » prétend à la validité à l’intérieur d’un groupe. Si le jugement de goût est absolument singulier, comment peut-on à la fois universaliser son expérience chez Kant? Kant rejette toute une argumentation susceptible d’emporter la conviction d’autrui, car il ne se fonde pas sur autre chose que le plaisir ressenti devant l’objet beau. Le beau est ce qui nous plait universellement sans concept et, donc, on ne peut pas le justifier par des concepts. Chez Jacqueline Lichtenstein, ce qui fait partager notre expérience esthétique est le fait de parler (4). En effet, le langage nous permet de sortir de cette difficulté kantienne. À partir du moment où j’exprime « c’est beau » dans une proposition, cela devient une expérience publique, communicable et prouvée. Le mot crée la pensée au sens qu’il produit l’objet dont il parle. Quand je parle, par exemple, de la Joconde, l’émotion que je l’exprime n’est plus tout à fait l’émotion première que j’ai ressenti en regardant le tableau. À partir du moment où on commence à dire cette émotion, elle se différencie et devient plus subtile. On peut la comparer avec d’autres formes d’émotions et, par cette différenciation, le nom devient l’émotion nommée.
La question qui se pose est de savoir sur quoi se fonde un tel jugement. Est-ce que l’on peut convaincre autrui de la beauté ou de la laideur d’un objet? Chez Kant, l’assentiment des autres n’est pas une preuve suffisante de la validité du jugement. Il n’y pas de preuve empirique permettant d’imposer à quelqu’un le jugement de goût. Un tel jugement se fond sur la satisfaction éprouvée en présence de l’objet beau. En disant « c’est beau », je dis mon plaisir à contempler l’objet. Ce plaisir, soutient Kant, n’est pas la cause mais l’effet du sentiment de la communicabilité universelle de l’état d’esprit (5). Dans le §9 de la Critique de la faculté de juger, Kant écrit :

L’universelle communicabilité subjective des représentations dans un jugement de goût, devant se produire sans supposer un concept déterminé, ne peut être autre chose que l’état d’âme résultant du libre jeu de l’imagination et de l’entendement (6).

Dans ce cas, la prétention à l’universalité subjective n’est qu’une adhérence à l’harmonie naturelle, non fondée sur des concepts, qui doit être valable pour chacun et qui détermine le sentiment de plaisir. Dans l’expérience esthétique s’accorde la sensibilité et l’intelligence, l’imagination et l’entendement. Kant définit cette harmonie comme libre jeu des facultés ou libre accord. Il s’ensuit que l’objet doit contenir un principe de satisfaction pour tous, celle de la subjectivité transcendantale. Autrement dit, lorsque je dis « c’est beau », j’estime qu’il est possible de former un jugement susceptible d’exiger un tel assentiment universellement. Dans le cadre d’un sens commun esthétique, ce qui vaut pour un seul ne vaut rien. On ne dit pas « cela est beau pour moi », mais prétend que cette chose est belle pour tous. On peut donc définir le goût comme la faculté de juger, une norme idéale universellement communicable sans la médiation d’un concept.
Mon jugement de goût n’est pas donc un jugement de connaissance, puisque il ne renseigne pas sur les qualités objectives de l’objet. Dans le passage bien connu §1 de la Critique de la faculté de juger, Kant écrit :

Pour distinguer si une chose est belle ou non, nous ne rapportons pas au moyen de l’entendement la représentation à l’objet en vue d’une connaissance, mais nous la rapportons par l’imagination (peut-être liée à l’entendement) au sujet et au sentiment de plaisir et de peine de celui-ci. Le jugement de goût n’est donc pas un jugement de connaissance (7).

Or, Kant déclare que le jugement de goût n’est pas un jugement de connaissance, mais un jugement réfléchissant. Si je dis, par exemple, que Cloud Gate d’Anish Kapoor est beau, je ne donne aucune information sur cette sculpture. Le prédicat beau ne renvoie aucune propriété de l’objet. Ce n’est pas un jugement faux, mais un jugement qui exprime l’attitude de sujet à l’égard d’un objet.
Dire que le jugement esthétique n’est qu’un pseudo-acte de connaissance va à l’encontre de l’idée généralement répandue à l’époque où la connaissance fait partie du jugement de goût. Au Moyen Âge on a parlé des cathédrales comme de beautés architecturales. Leur clarté, par exemple, était l’un des critères de leur beauté. Autrement dit, il y avait un consensus que la beauté est occasionnée par des propriétés qui existent dans l’objet beau. Il est évident qu’aujourd’hui ce consensus est entièrement rompu. Il n’y a pas d’accord général sur la propriété qui nous permet de fonder le jugement esthétique. Le désaccord est notamment aggravé par l’art contemporain puisque le discernement des qualités esthétiques, par exemple, d’une oeuvre conceptuelle, devient une tâche impossible.
Au XVIIe siècle, La Rochefoucauld comme beaucoup d’autres philosophes contemporains confère un double sens au jugement de goût. D’un côté, il y a le goût comme préférence «qui nous porte vers les choses» (8). À cela s’appliquent le désir, les sentiments du plaisir, l’amour. De l’autre côté, il y a le goût comme connaissance, discernement. C’est un acte de la raison. Avoir le goût fin et délicat veut dire discerner les qualités des choses, mais cette connaissance ne suffit pas. Pour la Rochefoucauld le goût contient le désir aussi bien que le discernement. Cette idée au fond est très ancienne puisque l’on trouve cette synthèse entre la raison et le plaisir, entre l’acte rationnel et la préférence dans l’Antiquité.
On voit que ce deuxième sens du mot goût va disparaître dans le jugement esthétique à partir de Kant. Contrairement au jugement descriptif qui décrit une propriété de l’objet, le jugement esthétique n’existe pas indépendamment de nous. Il appartient donc à une classe de jugements que l’on appelle le jugement de valeur. Si je dis qu’une chose est belle, j’exprime la hiérarchie des choses désirables. Traditionnellement, on dit que le domaine des sentiments est le domaine de valeur qui est subjective et relative. La valeur dépend du système de valeur qui effectue la procédure d’évaluation. Les prédicats de valeur tels que gracieux, cher, bien, sont juste introduits comme des propriétés descriptives, mais en fait ils ne sont pas des propriétés qui appartiennent aux objets. Ce sont des propriétés relationnelles qui impliquent une relation entre le sujet et l’objet. L’évaluation d’une oeuvre d’art détermine la valeur par l’examen, alors que la valorisation relève du fait de la mode ou du marché. Aujourd’hui, la valeur esthétique d’une oeuvre d’art est totalement indépendante du matériau, du temps passé, de tout ce qui intervient dans la détermination de la valeur. Pour savoir pourquoi telle oeuvre d’art contemporain est supérieure à telle autre, le travail d’évaluation est essentiel, puisqu’il constitue la critique d’art. Si on valorise une oeuvre sans évaluation, on abolit toute critique.
Chez Kant, il ne faut pas confondre le beau avec l’utile, car l’utile implique une connaissance de l’objet. Si le beau ne dépend d’aucun concept déterminé, le plaisir qu’il donne est pur de tout intérêt. Un jugement intéressé est un jugement qui est intéressé par l’existence de l’objet. Un jugement esthétique est donc un jugement qui n’est pas intéressé par l’existence de l’objet mais uniquement par sa représentation. Dans son introduction à l’esthétique, Hegel reprend cette idée du jugement désintéressé, mais il parle de l’analyse du désir (9). L’expérience esthétique implique nécessairement un désir frustré, à savoir un désir privé de satisfaction. Hegel distingue l’intérêt artistique de l’intérêt pratique en ce que l’intérêt artistique laisse subsister son objet. J’ai un intérêt pratique lorsque je mange une pomme, alors que je laisse subsister la nature morte de Monet qui me donne un plaisir esthétique. D’un autre côté, l’intérêt artistique se distingue de l’intérêt théorique dans le sens qu’il s’intéresse à l’objet dans sa singularité. Autrement dit, l’intérêt artistique est l’intérêt spirituel et singulier, alors que l’objet d’un intérêt scientifique est un objet général, générique ou universel. Le rapport esthétique implique donc un intérêt, mais un intérêt qui n’est pas pratique comme un désir, ni purement théorique comme dans la science.
Kant nous demande ne pas disputer le goût, car il n’est pas fondé sur des preuves empiriques ou rationnelles. Il s’ensuit qu’une règle universelle d’après laquelle on pourrait déterminer objectivement que la beauté n’a pas de sens. Ce qui constitue notre jugement esthétique est un sentiment de satisfaction qui est toujours singulier. Dans cette expérience personnelle, la sensation du plaisir postule la possibilité d’un jugement esthétique qui puisse être valable en même temps pour tous. Un tel assentiment universel renvoie à un sens commun esthétique qui n’est ni cognitif, ni logique, mais qui est communicable à priori. Dans son livre La crise de l’art contemporain, Yves Michaud interprète le sens commun esthétique de Kant comme une utopie d’un monde commun (10). Le souci kantien de fonder l’universalité du jugement de goût en respectant le jugement singulier est le problème de la modernité. À cette époque-là, l’art entre dans la sphère publique qui engendre la question esthétique. L’homme revendique le droit de déterminer librement les critères du goût. En s’adaptant à ce moment historique, Kant essaye d’inventer l’art de la communication qui unifierait des idées des classes les plus cultivées et les plus incultes. Il dénonce l’art comme un instrument de distinction sociale et introduit l’égalité culturelle en tant qu’utopie citoyenne. Dans une certaine mesure, le propos de Kant était prophétique, car l’utopie culturelle de la modernité était réalisée dans une postmodernité. Par contre, la critique sociologique nous signale que la détermination du jugement de goût entièrement subjective et objectivement transcendantale conduit l’art à l’anarchie esthétique. Tout se vaut puisqu’à chacun son propre goût, fondé sur un sens commun esthétique. Pourtant, où est l’universel?
En défendant l’idée de l’art sous sa forme classique, Pierre Bourdieu critique Kant pour sa stigmatisation du goût raffinée (11). En abandonnant le goût de la classe privilégié, la société n’a plus de point de repère pour le goût légitime et déterminant. Si on veut fonder un sens commun esthétique d’une manière kantienne, on doit admettre que les grandes oeuvres classiques ne seraient que l’expression du goût arbitraire d’une classe sociale. Comment pourrait-on comprendre que l’homme du XXe siècle soit ému par une oeuvre de la Grèce classique? Ne faut-il pas considérer que l’universalité du jugement de goût doit se baser sur l’éducation autour des grandes oeuvres? Dans La distinction, Bourdieu cherche à relativiser l’analyse de la Critique de la faculté de juger pour montrer la différentiation du jugement de goût, en étant inhérente aux rapports sociaux. On ne doit donc pas laisser croire que pour distinguer le beau du laid il suffit de fonder notre jugement sur l’état d’âme qui nous conduit vers l’harmonie naturelle.
L’interprétation kantienne de l’art ne nous permet pas de prendre au sérieux les oeuvres d’art contemporain. Regardant, par exemple, une oeuvre de Christopher Wool, on est incapable de porter notre jugement de goût sur la sensation ou l’expression de soi. Dans ce cas, il faut rendre compte sur la dimension conceptuelle d’une oeuvre d’art au nom d’un plaisir sublimé par l’intelligence. Réinstaurer la sensibilité kantienne signifierait donc accepter le principe d’un art qui rompt avec le principe d’expression de l’art du XXe. Dans Subversion et Subvention, Rainer Rochlitz ajoute que si c’est le désir pur qui fonde les plus intimement le jugement de goût, comment distinguer entre l’image pornographique et L’origine du monde de Gustave Courbet excluant les articulations intellectuelles ? (12) La question kantienne de savoir si le jugement est antérieur au plaisir esthétique n’a pas de sens, car il n’y a pas d’accès primaire au plaisir esthétique. Enfin, si l’on exclut toutes les propriétés objectives dans la définition de la beauté, le critique ne peut pas non plus décrire une oeuvre d’art de façon neutre. Il est impossible de faire abstraction de sa prétention à la valeur esthétique sans postuler une propriété objective dans l’objet artistique. Par conséquent, un objet, un texte ou une image comme les éléments d’une oeuvre ne peuvent pas être saisis comme des objets esthétiques. Comme le dit Rochlitz, une oeuvre qui n’est interprétée ni évaluée est morte (13). Contrairement au jugement sur un objet naturel, l’artiste attend un jugement de nous. Par conséquent, une oeuvre d’art dépend d’une appréciation dans la mesure où il répond à une exigence rationnelle constitutive de l’objet. Même si ces raisons ne peuvent pas nous forcer à éprouver du plaisir à une oeuvre particulière, elles peuvent néanmoins nous faire reconnaître un jugement selon laquelle une oeuvre est réussie. Je peux, par exemple, donner des raisons à quelqu’un pour laquelle on peut considérer Tryptique de Francis Bacon une oeuvre réussie. Mon raisonnement s’appuierait sur la description de la technique unique que Bacon utilise en faisant cette peinture. En même temps, cette oeuvre ne me plait pas visuellement puisqu’elle me semble repoussante, cruelle et terrifiante. La même signification du goût est déjà chez La Rochefoucauld qui souligne « …qu’on peut avoir le goût assez bon pour bien juger de la comédie sans l’aimer » (14). Dans ce cas, le goût se contient les deux sens : l’attirance et la connaissance. Si l’on échappe au goût comme connaissance qui postule une propriété à l’intérieur d’une oeuvre d’art, on présente le goût comme purement sensoriel, hors mémoire et hors critique.
Pour conclure, Kant relève un jugement réflexif qui ne présupposait aucune règle préétablie. Même si Kant détermine l’objet de la connaissance par le concept scientifique, il fait un rapport au « suprasensible » ou à l’absolu. Une fois que le jugement de goût a été différencié de celui de la connaissance, l’ambiguïté de cette sphère esthétique ouvrait la porte, soit à un irrationalisme, soit à un nouveau rationalisme dogmatique (15). Dans ce cas, si on veut s’abstenir de l’irréductibilité absolue du phénomène artistique, il faut prendre appui sur la rationalité esthétique qui admet la justification des jugements par l’argumentation.

Le jugement de goût de Hume

La théorie du jugement de goût de Hume semble échapper aux réductionnismes des théories esthétiques depuis le romantisme. Hume, comme empiriste, accepte qu’il y ait une grande diversité des goûts. Pourtant, il ne cherche pas le principe de l’absolue égalité des goûts selon la démarche de Kant. Chez Hume, à chacun son goût, mais pas au point de dire que chaque jugement se vaut (16). Il distingue donc entre le jugement qualifié et le jugement mauvais. Le jugement qualifié renvoie à la finesse du jugement de goût de l’homme dans des circonstances parfaites. C’est un accord ultime sur un sentiment de l’homme produit par une qualité de l’objet et sur son accord préétabli avec la nature humaine. Hume souligne que cette concordance unique entre l’objet et l’homme est rare puisque la constitution naturelle de chacun lui donne son humeur et sa disposition individuelle. Un degré de variation est causé également par des opinions propres à chaque époque et à chaque société. Par contre, l’avis des experts relève de l’état de perfection de la sensation interne et externe. Autrement dit, dans l’expérience du goût normé, il y a l’absence de préjugé et la juste disposition approprié à l’objet. La finesse de la perception consiste dans concentration, comparaison, attention, considération de toutes les composantes de l’objet sous divers angles. Il s’ensuit que Hume, contrairement à Kant, admet la connaissance dans le jugement de goût puisque il y a la place pour une pratique d’éducation du goût normé. Ceci conduit à la conclusion que l’appréciation esthétique n’est ni immédiate ni facile, et requiert la finesse de discernement.
Ce qui s’appelle le jugement de goût de Kant se décrit comme le sentiment chez Hume. Il est toujours subjectif, car il n’a pas référence à rien au-delà de lui-même. Tout sentiment du beau est juste puisqu’il ne représente en aucune manière leur objet. Or, la beauté n’est que la convenance de l’objet à l’organe. Pourtant, dès que l’homme porte référence à quelque chose au-delà de la sensation, il porte sur l’entendement ou le jugement de goût. Pour un millier de jugements, « …il y en a une, et une seulement, qui est juste et vraie ; la seule difficulté est la déterminer et de la rendre certaine » (17). On observe donc qu’il y a certaines qualités dans les oeuvres d’art qui causent naturellement un sentiment de plaisir.
Dans ce contexte, Hume fait référence aux chef-oeuvres qui, en dépit des changements de climat, de gouvernement, de religion ou de langage, restent toujours les objets admirés par les sociétés différentes. Bien que nous puissions constater une uniformité complète des sentiments, le sentiment de plaisir suscité par un chef-oeuvre ne signifie pas que le jugement de goût doive nécessairement être juste. Au-delà de la qualité de l’objet qui naturellement plait, il y a d’autres qualités qui peuvent produire un plaisir, mais qui ne représentent pas de facteurs de valeur vraie. Il en découle que le jugement de goût humien peut être subjectif aussi bien qu’objectif. Le jugement subjectif est un jugement inapproprié à l’existence d’une qualité qui plait universellement, alors que le jugement objectif se rapproche plus ou moins d’un étalon de l’expérience qui naturellement réunirait toutes les circonstances. L’on a ainsi une règle du goût en tant que modèle définissable par les circonstances externes et internes. D’un côté, ce modèle repose sur le sentiment qui approuve ou blâme par plaisir ou douleur. D’un autre côté, ce modèle acquiert une autorité par les critères descriptifs retenus. Or, la perfection de l’organe de perception et la perfection de l’oeuvre perçue constituent la valeur d’une oeuvre en totalité.
Hume veut bien dire que la nature humaine est universelle en ce que le plaisir et la douleur sont communs chez tous les hommes (18). D’où cette argument que certaines qualités des objets peuvent causer universellement le sentiment du Beau. Si tout homme est capable de louange et de blâme, cela signifie que l’esprit humain est doté de l’algorithme universel pour l’appréciation des qualités de l’objet. Si l’objet possède certaines qualités qui suscitent le plaisir chez l’un des spectateurs, ils doivent naturellement susciter le même plaisir chez d’autres spectateurs. Or, Hume opère une distinction entre l’universalité naturelle et l’universalité formelle. À la différence de l’universalité formelle qui est abstraite et vide de contenu, l’universalité naturelle dépend de circonstances. La raison de la variété du jugement de goût est donc les circonstances différentes sous lesquelles les hommes jugent les objets d’art.
Pour cette raison, Hume ne voit pas dans une appréciation immédiate un jugement véritable puisque il ne représente pas la connaissance des causes du sentiment du Beau. Il reconnait qu’il faut réunir les circonstances naturelles dans le jugement de goût au moyen de la raison. On peut unifier tous les oeuvres en disant qu’il y a un étalon dans le monde de l’art et dans cet étalon s’exprime un sens commun à tous les hommes. Si les hommes avaient en partage le même tempérament individuel et leur condition sociale, leurs jugements de goût pourraient être identiques, car les hommes héritent de la même nature. Comme Kant, Hume établit le principe universel qui relève d’une affection naturelle agissant en tout homme. Pourtant, il introduit les règles du jugement de goût pour équilibrer la pluralité des jugements de goût influencés par les variations de la culture et de la situation personnelle. Alors que Kant ne distingue pas entre le bon jugement et le mauvais jugement, Hume introduit la hiérarchie des jugements de goût qui résulte d’une activité rationnelle. À cet égard, l’application de la règle universelle pour toutes les oeuvres d’art semble problématique aujourd’hui en tenant compte de la variété immense des productions artistiques. Pouvons-nous, par exemple, classer les oeuvres de l’art performance, de l’art du ready-made et de l’art urbain sous la même hiérarchie des valeurs ? Comment juger universellement ces oeuvres aussi différentes, mais fortement valables dans chaque groupe local d’experts? Hume ne cesse de parler du degré de perfection de l’oeuvre perçue, mais définir un degré de perfection des oeuvres d’art contemporain pose un problème. Ces arts variés reflètent la création artistique, chacune avec ses propres médiums et critères de perfection. On apprécie, par exemple, la beauté de l’art urbain à partir de l’harmonie qui représente l’union enrichissante entre l’oeuvre et l’espace public. Le ready-made nous amène à apprécier le concept d’une oeuvre, alors que l’art de performance compte sur la notion de l’effectivité d’une action en train de se produire, et sur l’immédiateté de son pouvoir signifiant. À cette variété des étalons artistiques s’ajoute la difficulté d’identifier les critères d’une appréciation esthétique des oeuvres contemporaines qui représentent un mélange des genres. L’un des exemples de ce mélange éclectique serait l’exposition Silence et le Temps Lent de Catherine Widgery qui va au-delà de la pratique particulière (19). À part des objets du quotidien, cet artiste joue avec la lumière, les textures, les formes en essayant de créer une nouvelle dimension de l’image visuelle qui unifie la structure du monde humain avec la beauté de l’environnement naturel. Bien que les sentiments esthétiques des hommes se rapprochent plus ou moins d’un étalon, les critères du jugement de goût se dispersent entre les individus quand ils doivent juger de la valeur d’une oeuvre. Le goût normé de Hume aboutit donc à une indétermination, celle de valeur générale du Beau qui représenterait tous les degrés d’appréciation dans le jugement esthétique.

Les concepts esthétiques de Sibley

Lorsqu’on porte un jugement, on utilise d’un grand nombre de termes pour justifier notre appréciation esthétique. En regardant un tableau qui nous plait ou nous déplait, on ne se contente pas de dire simplement « c’est beau » ou « c’est laid ». D’une part, on marque les traits physiques de l’objet en disant qu’un tableau utilise des couleurs éclatantes, qu’une texture est vaque ou les lignes sont courbes. D’autre part, nous employons les mots qui requièrent le goût : criard, vivant, banal, délicat, gracieux, élégant. Les premiers sont des trais non-esthétiques et objectifs, qui s’imposent au sujet par la simple perception de l’objet, alors que les seconds, qu’on l’appellera les concepts esthétiques, relèvent d’une sensibilité esthétique. La question qui se pose est de savoir comment l’on applique les concepts esthétiques. Est-ce qu’il y a des règles pour cette application ? Dans le cadre de l’analyse de Sibley, je vais m’interroger sur les raisons de la rupture entre le jugement de goût de l’art traditionnel et celle de l’art contemporain.
Dans « Les concepts esthétiques », Franc Sibley réfléchit sur la relation entre les concepts esthétiques et non-esthétiques (20). Il remarque qu’afin de soutenir notre application d’un terme esthétique, nous faisons référence à des trais descriptifs. Nous disons, par exemple, que « ce tableau est inventif grâce à sa texture inhabituelle » ou « cette installation est choquante à cause des images sanglantes ». Si je dis « ce tableau est beau puisqu’il est gracieux », mon jugement de valeur ne se fonde pas sur un jugement de fait. Pour passer du fait à la valeur nous devons nous appuyer sur les énoncés descriptifs qui décrivent une propriété de l’objet. Telles propositions sont susceptibles de vérité ou fausseté puisque je peux mettre le doigt sur une qualité qui me frappe comme étant l’explication juste. Il s’ensuit que les qualités esthétiques requièrent toujours des qualités non-esthétiques pour être légitimes. Autrement, l’existence du trait non-esthétique est une condition nécessaire pour l’application du concept esthétique.
À cet égard, on peut se demander s’il existe un nombre de traits pertinents suffisant pour l’application du concept. Sibley examine le cas suivant : si le vase est rose pâle, un peu courbe, légèrement marbre, est-ce que ces traits sont suffisants pour dire que le vase ne peut être que délicat? Schématiquement, cet argument se présente comme ABC → E, où ABC est l’ensemble de traits non-esthétiques et E est le trait esthétique. On peut imaginer le vase avec ces traits, mais on peut nier qu’il est délicat en voyant dans le même objet les traits inappropriés au concept « délicat ». Le vase peut être rose pâle, courbe, légèrement marbre, mais trop grand ou trop mince. Il se peut qu’une petite nuance clarifiée telle que le degré d’une couleur, tonalité, différence légère d’une forme, du mouvement ou de la texture change le concept esthétique. On peut voir, par exemple, la grâce et la légèreté dans la danse d’une femme obèse ou trouver une peinture pâle criante. En outre, Sibley souligne que beaucoup de traits associés de façon caractéristique à un terme esthétique peuvent aussi l’être de façon similaire à d’autres termes esthétiques assez différents. Autrement dit, la même combinaison des traits non-esthétiques peut être applicable aux concepts esthétiques différents. Ce qu’on décrit, par exemple, comme « délicat » peut être également « insipide ». De même, les traits non-esthétiques du terme « criard» peuvent s’appliquer aussi au terme « joyeux ». Or, la technique artistique que l’artiste utilise pour représenter la grâce dans son tableau ne garantit pas un résultat positif. Il en découle que les traits non-esthétiques ne justifient logiquement ou garantiront l’application d’un terme esthétique.
Il n’y a pas de règle d’application du concept esthétique puisque aucune description n’établit incontestablement la définition du concept esthétique. Il peut être impossible de donner des règles précises disant combien de traits pertinents sont requis pour former un ensemble suffisant ou dans quelles combinaisons l’un ou l’autre trait est requis. Au fond, c’est le goût qui nous apprend comment appliquer des catégories esthétiques. Sibley souligne qu’en exerçant notre jugement, nous sommes guidés par des échantillons, à savoir un ensemble d’exemples précédents. Les exemples jouent un rôle crucial en nous laissant d’appliquer les termes esthétiques à quelques nouveaux cas. Pourtant, on peut toujours demander si tel ou l’autre concept esthétique est vraiment justifié puisque aucun terme esthétique n’admet d’emploi mécanique.
La difficulté de l’application d’un terme esthétique s’aggrave lorsqu’il s’agit du jugement de goût de l’art contemporain. À cause de l’utilisation des médiums différents et des techniques expérimentales pour la production d’une oeuvre d’art, le spectateur fait face à une combinaison des traits non-esthétiques qui sont incompatibles avec des descriptions employant certains termes esthétiques. Par exemple, il se peut qu’un tableau abstrait soit caractérisé par des couleurs éclairées et des lignes courbes : tous sont compatibles avec les concepts esthétiques « criard », « flamboyant » ou « ardent ». D’autre part, les taches sombres et les raies brunes sur le fond noir peuvent rendre les concepts esthétiques « discret », « harmonieux », « pâle ». On peut appliquer la même description à un tableau Blue Poles de Pollock dans lequel la palette de couleurs et les trajectoires de peinture le rendent difficile à interpréter.

On peut inférer de ces taches aléatoires que le tableau est, ou même pourrait être, flamboyant ou pâle, chaotique ou strict, joyeux ou triste. L’absence du caractère particulier dans une oeuvre est un problème commun de l’art contemporain. Une peinture ou une installation peuvent posséder le genre de traits qu’on associerait, par exemple, à la grâce et à l’élégance, mais qui ne réussirait pas à être gracieuse ou élégante. Parmi les oeuvres contemporaines, il y a une immense quantité d’objets d’art que l’on est incapable de décrire en termes de concepts esthétiques. In His Infinite Wisdom de Damian Hirst, Tire test Column d’Oscar Tuazon, *Y/Struc/Surf. de Marc Fornes, Dark Bleu Panel d’Ellsworth Kelly et beaucoup d’autres ne parviennent à avoir aucun caractère particulier quel qu’il soit. De nombreux traits de ces oeuvres d’art ne jouent pas ainsi de façon caractéristique pour des qualités esthétiques particulières. Par ailleurs, l’art conceptuel en tant que déchets, excréments, objets dégradés ou ready-made questionne même la notion des qualités esthétiques d’un objet. Il est discutable qu’on doive porter notre jugement esthétique sur un objet tangible lorsqu’il n’était pas fait par un artiste lui-même. Si on apprécie, par exemple, La Joconde est dans les escaliers de Robert Filliou par ses qualités physiques, ce n’est pas une oeuvre d’art que l’on juge, mais plutôt un objet industriel (21). Il s’ensuit que beaucoup des oeuvres d’art contemporain ne nous permettent d’exercer le goût qu’à partir des traits caractéristiques de l’objet.
À cet égard, une oeuvre classique est plus facile à juger qu’une oeuvre contemporaine grâce aux traits non esthétiques aisément discernables. Par exemple, dans le tableau Iris de Van Gogh que j’ai pu apprécier au musée d’Orsay en 2014, on peut souligner les courbes ondulées des iris, l’intensité des couleurs, comme si Van Gogh restituait les odeurs, la température et la présence de l’air du vent. On peut dire que ce tableau est très précis, coloré et vivant. À l’inverse, devant l’installation de Peter Buggenhout, exposée au Palais de Tokyo la même année, on est beaucoup plus perdu.

La structure de deux mètres de haut et cinq de large semble au premier regard être un bâtiment dévasté. Chercher les traits non-esthétiques dans cette structure, d’un part, chaotique, de l’autre, organisée, serait une tâche difficile. Cette oeuvre ne laisse plus au spectateur qu’à suivre un parcours labyrinthique en étant perplexe : faut-il apprécier de ce décor? Par conséquent, dans l’art contemporain, il y a beaucoup moins de critères non-esthétiques qui sont essentiels pour l’application des concepts esthétiques. Lorsqu’on n’arrive pas à dégager les critères pour valider l’usage des catégories esthétiques, on laisse le marché de l’art contemporain décider pour nous comment apprécier et classer les oeuvres. Dans ce cas, la valeur économique est un critère dominant dans le jugement de goût, car le prix devient la justification de notre ignorance des concepts esthétiques d’une oeuvre d’art.
En mentionnant que le critique justifie ou défend par les traits non esthétiques ses jugements, Sibley se demande comment on s’engage dans la discussion esthétique. Autrement, il est important de savoir comment on amène les autres à voir ce qu’ils n’avaient pas vu. À cet égard, Sibley décrit sept méthodes que nous utilisons en tant que critiques (22). Tout d’abord, le propos du critique consiste à mentionner ou signaler des traits non esthétiques. On attire simplement l’attention sur les traits qui peut être aisément discernées par les cinq sens. En plus, nous pouvons mentionner directement le caractère d’une oeuvre en utilisant les termes esthétiques. Or, nous réussissons souvent à amener quelqu’un à voir ces qualités esthétiques par un enchaînement de remarques concernant les traits esthétiques et non esthétiques. On dit, par exemple : « Ceci est criard parce que les couleurs sont éclatantes » ou « Remarque comme le tableau est expressif grâce à ces lignes tranchantes ». Parfois, nous attirons l’attention sur des traits en faisant un usage de comparaisons, de métaphores, de contrastes ou de réminiscences : « Voyez la fierté dans ces lignes, comme s’il avait le feu émettant une flamme aigue », «Ne pensez-vous que ces taches accidentelles ont quelque chose du hasard de Bacon ?». En outre, on utilise la répétition en attirant l’attention sur les mêmes lignes et formes. On répète les mêmes mots, les mêmes comparaisons ou métaphores. Enfin, nous faisons usage de nos intonations de voix, de l’expression, des signes de têtes, des gestes et des regards. Quand une épithète ou une métaphore ne portent pas, un critique fait davantage par un mouvement du bras ou un autre geste. En conséquence, le critique a recours à un usage des clés qui accompagnent son propos. Nous ne pouvons pas prouver par des arguments, ni par des conditions suffisantes, que quelques chose, par exemple, est gracieux, mais nous pouvons faire voir à nos auditeurs ce qu’il est gracieux. La base de l’apprentissage des termes esthétiques est ainsi constituée par notre réponse naturelle aux diverses propriétés non esthétiques. En ce sens, nous sommes capables de développer notre jugement de goût en maitrisant les méthodes du discernement des qualités non esthétiques pour toucher la sensibilité et la réceptivité de nos auditeurs.
L’un des problèmes de la théorie de Sibley est lié à l’application correcte des termes esthétiques. Dans une analyse critique, Ted Cohen soutient que nous ne sommes pas en mesure de distinguer entre les termes esthétiques et non esthétiques. La classification des termes ne repose pas sur une intuition claire et stable (23). Pour défendre son argument, Cohen montre que le lecteur reste perplexe devant une longue liste de termes. Pourtant, on peut répondre à cet argument en indiquant que le verbiage ou le jargon critique dépend du jeu de langage que façonne l’expérience esthétique. Or, le goût se développe à partir d’un apprentissage de la manière de dire dans chaque jeu de langage. Dans le jugement de goût de Sibley il n’y a pas de place pour l’intuition qui fait un discernement des qualités spontanément, puisque Sibley ne définit pas le goût comme une faculté innée. Nous maitrisons au fur et à mesure le vocabulaire plus spécifique du goût en s’intéressant aux diverses propriétés naturelles non esthétiques.
Dans une autre discussion, Joseph Margolis soutient que les énoncés esthétiques n’ont pas de valeur de vérité, même s’ils reposent sur les qualités non esthétiques (24). Son argument consiste à discréditer les concepts non esthétiques par une forme de non-cognitivisme selon laquelle on peut distinguer entre le fait d’avoir et celui de paraître avoir. Si parfois on ne peut pas être sûr de ce qu’on voit dans l’objet, on ne peut cependant pas les présenter comme des raisons à l’appui des évaluations esthétiques. De ce point de vue, Beardsley répond que le propos du critique ne repose pas sur les qualités non esthétiques des oeuvres d’art qui paraissent vraies ou qui sont possibles. Sinon, la critique n’a pas de sens car tous les jugements seraient des expressions de l’affect ou de l’émotion. Si, par exemple, une certaine qualité dans le tableau me semble rouge, il est improbable que j’aille en faire le moyen d’une qualité esthétique.

Conclusion

On constate aujourd’hui que l’artiste contemporain met en oeuvre de nouvelles techniques, travaille de nouveaux matériaux, change le support de création, et donc le lieu d’exposition. La transformation artistique au cours du XXème siècle aboutit à une immense variété des expériences esthétiques dépourvues de cohérence et d’organisation. Si à l’époque des beaux-arts nous pouvions unifier ces expériences par une idée de l’art pur de l’hégémonie culturelle, aujourd’hui nous faisons face à une interprétation différente de l’art et à l’absence de toute hiérarchie d’appréciation. À cet égard, l’art contemporain a besoin du principe ou de la règle qui redonnerait un sens aux notions d’expérience esthétique. Il s’agit de repenser les critères d’évaluation et même le jugement de goût pour encadrer cette pluralité esthétique d’une manière conceptuellement organisée.

La différence entre l’expérience esthétique des Beaux-arts et de l’art contemporain

L’une des formes de réactions possibles à cette diversité immense des objets et des jugements consiste à redéfinir le domaine de l’art à partir d’un canon artistique. Sous canon, il s’agit de l’argument d’autorité qui naît du consensus d’un milieu ou de la démarche transcendantale au sens kantien qui prédéfinit un domaine d’expériences esthétiques. On peut, par exemple, donner un statut canonique aux photographies peintes de Teun Hocks et évaluer d’autres objets d’art en faisant référence à ce canon.

Pourtant, cette stratégie assez naïve et néo-dogmatique n’est pas réalisable à l’époque du pluralisme postmoderne où chacun exprime ses préférences. Il est difficile d’imaginer comment toutes les cultures diverses acceptent la norme du jugement de goût à partir d’une oeuvre particulière. En outre, même si on pouvait subordonner toutes les pratiques artistiques sous la même échelle d’appréciation, cette démarche signifierait l’annulation de la diversité des objets d’art au nom d’un domaine véritable de l’esthétique. Autrement, le dogmatisme artistique peut nous sauver du désarroi de l’expérience esthétique mais forcément à travers l’abandon de la majorité des pratiques artistiques qui n’ont pas aucun lien commun avec le canon. Le retour aux anciennes théories esthétiques idéalistes est donc impossible. Il nous faut essayer de former un nouveau paradigme de l’esthétique qui répond à l’organisation de la culture libérale avec sa diversité et sa relativité.
Une deuxième attitude que je fais mienne consiste à trouver dans la diversité des pratiques artistiques des éléments ressemblants et connexes pour échapper au désordre de l’expérience esthétique.

Or, cette position doit s’accorder avec le caractère universel de l’expérience esthétique. Il ne s’agit pas de la prétention à l’universalité mais de l’universalité du jugement au sens humien qui s’assure anthropologiquement chez tous les hommes. L’unification des oeuvres doit donc rendre compte sur le fait que tout homme a des expériences esthétiques ressemblantes sous certaines conditions : l’absence du préjugé, le point de vue polyvalent, la maitrise du discernement des qualités descriptives dans chaque pratique artistique etc. D’où ce raffinement du jugement de goût qui se fournit par une large expérience et l’apprentissage de la grammaire artistique.
La théorie proposée doit tenir compte du fait que les jugements esthétiques sont susceptibles de degrés sur des échelles d’appréciation. Si on va être capable de classer les oeuvres de l’art contemporain selon les traits ou les critères spécifiques, on peut définir la supériorité d’une oeuvre par rapport à d’autres dans le même classement. Il en découle qu’une relativité des appréciations des oeuvres dépend d’une intention du spectateur de juger une oeuvre selon tel ou l’autre critère. Ces sortes de relativités s’articulent et s’entrecroisent à condition que les spectateurs rejoignent le même mode d’appréhension.

Références:

(1) L’entretien avec Yves Michaud. Voir sur http://www.telerama.fr/scenes/yves-michaud-la-transgression-aujourd-hui-ne-va-pas-tres-loin-il-s-agit-d-une-audace-ritualisee-et-encadree,40623.php.
(2) E. KANT, Critique de la raison pure, op. cit., p. 54.
(3) Voir François LA ROCHEFOUCAULD, Maximes et Réflexions diverses, Flammarion, 1999
(4) Par cet argument, Lichtenstein veut souligner que le plaisir esthétique n’est pas immédiat et que le jugement de goût s’appuie sur une somme d’expériences esthétiques.
(5) Sur ce sujet voir Simone MANON, « Peut-on convaincre autrui de la beauté d’un objet ? », http://www.philolog.fr/peut-on-convaincre-autrui-de-la-beaute-dun-objet-kant.
(6) E. KANT. Critique de la faculté de juger, op. cit., §9.
(7) E. KANT. Critique de la faculté de juger, op. cit., p.63
(8) F. LA ROCHEFOUCAULD, Maximes et Réflexions diverses, op. cit., p. 162.
(9) HEGEL, Cours d’Esthétique, Introduction.
(10) Y. MICHAUD, La crise de l’art contemporain, op. cit., 236-237.
(11) P. BOURDIEU, La distinction. Critique sociale du jugement de goût.
(12) R. ROCHLITZ, Subversion et subvention, op. cit., p. 77.
(13) Ibid. p.138.
(14) F. LA ROCHEFOUCAULD, Maximes et Réflexions diverses, op. cit., p. 520.
(15) Un irrationalisme dans l’art suppose qu’il n’y a plus de critères esthétiques et tout se vaut. Un rationalisme dogmatique, par contre, définit le domaine de l’art à partir d’un canon artistique. Sous canon, il s’agit de l’argument d’autorité qui naît du consensus d’un milieu ou de la démarche transcendantale au sens kantien qui prédéfinit un domaine d’expériences esthétiques. Sur ce sujet voir Rainer ROCHLITZ, Subversion et Subvention. Art contemporain et Argumentation esthétique, p. 84-86.
(16) D. HUME, Essai sur l’art et le goût, op. cit., p. 75-124.
(17) Ibid. p.82.
(18) D. HUME, Essai sur l’art et le goût, op. cit., §16.
(19) Voir les oeuvres de Catherine Widgery sur http://www.widgery.com.
(20) Frank SIBLEY, « Les concepts esthétiques », op. cit., p.43-66.
(21) Voir l’exposition intitulée « Collectior » (Le TriPostal de Lille) sur http://lauxiliaire.blogspot.fr/2011/11/collector-tri-postal-lille.html.
(22) Frank SIBLEY, « Les concepts esthétiques », op. cit., p.60-66.
(23) Monroe C. BEARDSLEY, « Quelques problèmes anciens dans de nouvelles perspectives » dans Esthétique Contemporaine, J-P. Cometti, p.50.
(24) Ibid. p.54.