La disparition de toute idée normative de l’art depuis l’ère de l’art conceptuel a ouvert des possibilités illimitées et une liberté totale de l’art contemporain. Tout le problème est de savoir en vertu de quoi juger une oeuvre sous la dénonciation de toute notion de qualité. Comment apprécier l’art du « n’importe quoi »? La critique de l’art contemporain se trouve souvent devant la négation de l’art se manifestant aujourd’hui par le rejet du public d’oeuvres comme celle de Paul McCarthy, le créateur de Tree, vandalisée juste après son installation (1). Le malaise s’accroit aussi devant l’impasse répercutée par des théories comme celle d’Arthur Danto qui constate « …qu’avec les boîtes de Brillo, toutes les possibilités de l’art ont été réalisées, et que donc, d’une certaine manière, l’histoire de l’art est finie » (2).
Dans le cadre des solutions qui permettraient de sortir de cette impasse, on pourrait revenir aux catégories de l’esthétique classique pour les transformer encore. Il ne s’agit pas de réduire l’art au nom d’une interprétation de Kant ou Hume. Il s’agit de s’appuyer sur les théories classiques pour, premièrement, formuler la rupture de l’art contemporain avec l’art traditionnel et, deuxièmement, désigner dans quel sens redéfinir l’évaluation des oeuvres contemporaines. Il faut donc réfléchir à comment les quatre positions essentielles du jugement esthétique chez Kant s’accordent aux oeuvres d’art contemporain. En outre, on peut se demander si une analyse empirique de la règle du goût de Hume s’applique aux oeuvres d’art contemporain.
Recourir à une philosophie analytique apparaît aussi une démarche salutaire. La première tendance qui nous intéresse se caractérise par la distinction radicale entre significations esthétiques et significations non esthétiques. Il ne s’agit pas de réfléchir à ce qui est beau, mais à ce que l’on dit à propos du beau. Comment fonctionnent les énoncés esthétiques? Une même exigence de clarification conceptuelle caractérise les travaux de Sibley que l’on peut aborder par l’aspect explicatif de la fracture de l’expérience esthétique contemporaine. Même si l’esthétique analytique de cette période est devenue « …une pure célébration de l’impuissance du statu quo » (3), c’est une part importante de la clarification de ce qui rend notre appréciation esthétique confuse devant une oeuvre d’art contemporain.
La deuxième tendance de l’esthétique analytique qui s’est développée à partir des années 60 est ce que l’on appelle l’ontologie de l’art. Il s’agit d’une réflexion sur les énoncés esthétiques s’intéressant à la définition de l’art. Le grand présentateur de ce mouvement est Nelson Goodman, qui montre que la question « Qu’est-ce que l’art ? » n’a aucun sens, et qu’il faut la remplacer par cette autre question « Quand y a-t-il art ? » (4). Il s’agit de l’intention artistique qui est déterminante. Selon Rainer Rochlitz, les théories comme celle de Nelson Goodman dénoncent toute notion de qualité de l’art puisque leur définition de l’art ne correspond pas à son essence, mais à un fonctionnement (5). La volonté de faire oeuvre ne peut pas être un critère d’art, « …pas plus que la volonté de dire la vérité ne garantit la fiabilité d’une assertion » (6). Par conséquent, Goodman remplace la rationalité esthétique par une rationalité cognitive indifférenciée qui échappe à la dimension critique et appréciative de l’art.
Alors que l’art de Goodman est une affaire de symbole, l’art de Joseph Kosuth se réduit à l’idée d’art. Selon lui, l’art n’est que la définition de l’art, c’est-à-dire l’art dématérialisé. Kosuth est l’un des représentants du mouvement artistique de l’art conceptuel dans lequel l’oeuvre devient secondaire. Ce qui nous intéresse dans cette démarche est la dimension dématérialisée d’une oeuvre qui implique la valeur artistique du concept ou l’idée de l’art. Si l’objet d’art devient alors la médiation ou l’outil de son concept, on peut entrer dans la dimension d’exposition dans laquelle on juge, non pas l’objet d’art, mais sa description du concept, à savoir le langage. Cette inversion conceptuelle suit non seulement la logique d’exposition mais permet aussi de trouver la rationalité d’appréciation des oeuvres contemporaines, notamment du ready-made. Pour justifier ou valider l’usage des catégories esthétiques, il est possible de dégager beaucoup plus de critères dans le concept descriptif du ready-made que dans l’objet visuel du ready-made. Or, il faut évidemment considérer le travail de Gérard Genette sur l’état conceptuel, qui constate que « le geste conceptuel est par définition réductible à son concept, mais ce n’est pas à lui de dire pourquoi, combien, ni comment » (7). La question qui se pose ici est de savoir si la réduction conceptuelle peut être une opération descriptive universelle que l’on peut juger ou si c’est une opération mentale que chacun devrait effectuer par lui-même.
Une cause supplémentaire de désorientation dans l’évaluation de l’art contemporain réside dans le manque d’unité et d’homogénéité des oeuvres. Comment unifier l’art qui provoque très fréquemment des impressions et des sentiments contrastés : scandale, indifférence, irritation, curiosité, étonnement, etc.? Il convient donc de se tourner vers l’esthétique du pluralisme renvoyant à la diversité, la variabilité et la relativité de l’expérience esthétique. Ce nouveau paradigme est l’enjeu de Michaud que je vais essayer d’approfondir au sens de l’élaboration des échelles d’appréciation. Michaud montre que l’on peut penser la diversité de l’art contemporain sans tomber dans un pur relativisme. Le jugement se développe, s’amplifie, se complexifie et se norme au sein de jeux de langage particuliers et locaux (8). Or la valeur d’une oeuvre d’art est une valeur relative à chaque groupe qui pose une autorité à laquelle les autres spectateurs peuvent se conformer. D’un autre côté, la valeur particulière est objectivement inscrite dans une oeuvre puisque les qualités propres de l’oeuvre «…se donnent à l’être humain dans une expérience perceptive à la fois universelle et directe» (9). La première difficulté qui se pose ici est la suivante : comment est-il possible de s’orienter dans cette extrême différenciation des jeux de langage et des appréciations esthétiques ? En dépit de cette diversité des oeuvres, Michaud souligne qu’on peut appliquer les critères universellement à une immense variété d’objets d’art. Les hiérarchies des valeurs pourraient obéir à des canons différents telles que la réussite technique, la motivation de l’artiste ou l’immersion esthétique. Ma recherche de la rationalité esthétique va donc s’appuyer sur l’idée que l’art contemporain se constitue d’une pluralité de valeurs spécifiques, autonomes, que l’on peut consciemment apprécier à partir du réseau des échelles d’appréciation superposées.
La question des valeurs esthétiques est bien développée chez Rochlitz. Selon lui, la cohérence, l’enjeu et l’originalité sont trois critères qui déterminent la valeur d’une oeuvre (10). La cohérence constitue l’unité d’une vision, d’une conception, d’un style etc. L’incohérence voulue est aussi un type de cohérence dès lors qu’elle présente une certaine logique par rapport à l’ensemble. Même si ce concept ne désigne en effet aucun type particulier d’unité, tous les éléments ont un rapport avec ce qui se présente comme oeuvre. Or on peut admettre qu’il est consciemment difficile de distinguer l’incohérence et la cohérente incohérence. Si l’incohérence voulue est sélectionnée en fonction de sa valeur expressive, il s’ensuit que l’incohérence aussi bien que la cohérence peuvent correspondre au critère de mérite d’une oeuvre. Le deuxième paramètre présenté par Rochlitz est l’enjeu ou la profondeur. Une oeuvre peut être critiquée « …parce que son enjeu est purement documentaire ou trop déchirant pour encore donner lieu à une présentation artistique » (11). Cette affirmation désavantage évidement l’appréciation des oeuvres telles que celles du ready-made ou de l’art minimaliste. On peut dire que le porte-bouteilles de Duchamp est partiellement raté à cause de l’absence de profondeur de l’oeuvre, mais Rochlitz ne nous donne pas un choix de critères rassemblant les échelles d’appréciation locales. Même le troisième critère d’originalité ne couvre pas les oeuvres dont la nouveauté se réduit à un geste minimal. Selon Rochlitz, une telle attitude subversive « …se qualifie de quasi esthétique, mais difficilement d’oeuvre d’art ou d’art » (12).
Reste à savoir s’il faut définir le caractère artistique des oeuvres pour les évaluer comme des oeuvres d’art ou si l’on peut s’appuyer sur les critères qui vont déterminer ce qui relève de l’art ou pas. Par exemple, le happening n’a pas besoin d’objet artistique, mais il peut posséder certaines valeurs que l’on peut apprécier. Or la présence de ses valeurs implique déjà un certain caractère artistique puisqu’on les attribue à une oeuvre par rapport à un artiste qui l’a fait. Par conséquent, s’interroger sur l’ontologie de l’oeuvre a du sens dès lors que cette démarche assiste à la rationalisation esthétique et l’élaboration des critères du jugement de goût.
L’argumentation développée par Rainer Rochlitz entend précisément résoudre la question des critères d’évaluation et d’appréciation des oeuvres actuelles. Pourtant, en testant la validité de ces critères, on peut suspecter non seulement la majorité des oeuvres contemporaines, mais aussi les oeuvres classiques, dépourvues de toutes ces caractéristiques. Marc Jimenez souligne que ces critères d’évaluation ne sont pas applicables aux pratiques actuelles remettant en cause toutes les normes habituelles de légitimation (13). Ainsi, l’élaboration des critères esthétiques nécessite une approche à plus grande échelle dans l’espoir d’unifier des expériences esthétiques de chaque jeu de langage. Il faut en premier lieu déterminer les champs d’évaluation qui nous permettront de classer les échelles d’appréciation. L’évaluation des oeuvres implique le discernement et l’analyse des propriétés des objets d’art. D’une part, ceux-ci peuvent être des propriétés physiques relevant de la dimension matérielle et représentationnelle de l’objet d’art. D’autre part, ceux-ci peuvent être des qualités non-physiques correspondant au processus de création artistique, au concept de l’objet d’art ou aux effets des productions artistiques sur le récepteur humain. Dans le chapitre final de mon travail, je vais exposer plusieurs critères d’évaluation pour montrer les perspectives de la recherche dans le champ de la rationalisation esthétique. Parmi les critères non-physiques et physiques, je vais m’interroger sur l’appréciation du concept d’une oeuvre, l’appréciation de l’immersion et l’évaluation d’une oeuvre à partir du caractère accidentel de la création.
La tentation de trouver la rationalité dans l’application des catégories esthétiques de l’art conceptuel mène à s’intéresser au jugement de l’idée d’une oeuvre d’art. En regardant de banales installations, nous sommes dans une relation où l’important n’est pas l’objet, mais le geste de l’artiste, sa motivation à exposer un objet, sa contemplation sur les choses de la vie quotidienne. Le problème est que les artistes du pop art ou de l’art conceptuel prétendent qu’une oeuvre d’exposition possède certaines propriétés esthétiques alors que de tels artistes ont abandonné la recherche de l’essence, de la beauté dans leurs créations artistiques. L’installation Tree de Paul McCarthy, marquée par l’agression sur l’artiste, montre cette rupture de l’attente du spectateur face à un geste artistique. D’une part, McCarthy perçoit son « arbre » comme une oeuvre possédant plusieurs références, mais dont aucune ne la représente vraiment. Il admet que les spectateurs puissent être offensés s’ils se référent au plug, mais pour lui, on est là plus proche d’une abstraction (14). D’autre part, McCarthy appelle le public à apprécier son oeuvre abstraite à partir du critère de la beauté de sa forme, de sa couleur particulière. On ne peut sans incohérence à la fois exposer une oeuvre pour ses propriétés d’objet et se référer à ce qui n’est pour rien dans l’existence de ces propriétés.
Une autre dimension d’évaluation qui nous permettrait de déchiffrer l’art du « n’importe quoi » en termes de valeurs est la transgression des règles artistiques. Même si l’art visuel est devenu relativement pasteurisé et encadré, il est toujours possible de trouver de l’audace dans la réflexion de l’artiste sur l’art évoluant vers d’autres formes. Une oeuvre qui provoque un débat possède une valeur si elle établit de nouvelles normes de création artistique au sein de la nouvelle échelle d’appréciation. Dans ce contexte, l’audace, au sens du pouvoir de provoquer, doit être transformée en une nouvelle forme de transgression féconde. De nos jours, l’audace pour l’audace, qui est érigée en principe de création artistique contemporaine, doit être dévaluée. Cela ne sert qu’au marché de l’art, afin de promouvoir un artiste par l’intention de choquer le spectateur. Telle est la différence entre l’urinoir de Duchamp qui vise à décourager conceptuellement le plaisir esthétique et l’arbre de McCarthy qui tente de susciter artificiellement une polémique.
Une autre valeur à partir de laquelle on peut réévaluer les normes du goût est le travail de l’artiste avec le hasard. Il n’y a pas d’agencement nécessaire dans l’utilisation méthodique du hasard dans l’art. L’artiste prend un risque avec un jeu de manipulation qui est admirable dans le surgissement d’une forme imprévisible et sensationnelle. Pour restituer la problématique de cette notion, il faut insister sur les questions suivantes : en quoi consiste une valeur esthétique de l’aléatoire dans l’art et quel degré du hasard doit être le plus apprécié dans la pratique artistique? Pour cela, le propos s’articulera autour de l’analyse des oeuvres de Francis Bacon et de Marcel Duchamp. La méthode artistique de Bacon est un exemple du hasard manipulé, à savoir le hasard intégré au processus créateur de la peinture. Tandis que le hasard de Bacon extrait un choix pictural, le hasard de Marcel Duchamp rejoint l’infini des possibles. La méthode de Duchamp ne fait pas partie de l’acte de peindre de Bacon, puisque Duchamp fixe la probabilité, alors que Bacon la transforme.
On peut objecter au concept de rationalité esthétique que les oeuvres d’art contemporaines souvent incomprises, provocatrices et confuses, relèvent de la sensibilité, de facultés irrationnelles. Pourtant, il ne s’agit pas de rationaliser la production artistique pour inventer la formule magique d’une oeuvre réussie, mais il s’agit du degré de réussite, de l’importance que l’on accorde à l’oeuvre. Le concept de rationalité esthétique peut bien relever les dimensions non esthétiques sur lesquelles on peut fonder notre jugement de goût.
Une autre difficulté réside dans le classement des oeuvres contemporaines qui appartiennent à des jeux de langage différents, mais qui sont appréciées sous la même échelle d’appréciation. Si, par exemple, le caractère immersif d’une oeuvre est considéré comme un critère du jugement de goût, comment peut-on classer l’installation Ganzeld de James Turell ou une oeuvre conceptuelle de Christian Boltanski à partir de ce critère? L’une des solutions peut être basée sur l’union des expériences esthétiques à partir de valeurs différentes qu’on accorde à une oeuvre. Dans ce cas, l’immersion est considérée comme l’un des éléments que l’on doit apprécier au sein du complexe de l’expérience esthétique. On peut constater que Ganzeld de James Turell est plus immersif que Documenta de Boltanski, mais il faut prendre en compte d’autres critères pour finalement justifier notre préférence de l’une ou l’autre oeuvre.

James Turrell, Ganzfeld, 2005, Paris.
Christian Boltanski, Monumenta, 2010, Paris.

Pour résumer ma démarche, la question principale que je vais aborder est : sur quels critères peut-on juger les oeuvres d’art contemporain devant lesquelles le grand public est souvent perplexe et désorienté? Je vais réexaminer la pensée kantienne et humienne sur le jugement de goût pour tracer la divergence entre l’appréciation des beaux-arts et de l’art contemporain. En outre, ma recherche va porter sur l’esthétique analytique de Sibley pour saisir les dimensions non-esthétiques sur lesquelles on peut porter notre jugement esthétique. Pour établir le modèle d’une rationalisation esthétique, je vais reconstruire la notion des critères esthétiques de Michaud, en développant des valeurs autonomes dans la diversité des oeuvres. Portant sur les oeuvres de Francis Bacon, de Marcel Duchamp et d’Antony Gormley, je vais exercer le discours argumentatif sur le discernement d’une qualité évaluative des oeuvres d’art contemporain. Mon idée de la rationalisation esthétique doit, ainsi, procéder à une transition de la question « Comment juge-t-on l’art? » à la question « Quels sont les critères dont nous disposons pour juger l’art? ». À cet égard, je ne prétends pas élaborer la liste exhaustive de ces critères, mais plutôt monter un schéma d’élaboration qui permettra d’ouvrir de nouvelles perspectives dans l’évaluation des oeuvres contemporaines.

Références:

(1) Paul McCarthy, Tree, 2014, Paris, voir http://www.lemonde.fr/culture/video/2014/10/24/plug-anal-chocolate-factory-mccarthy-explique-son-travail_4511703_3246.html.
(2) Rayner ROCHLITZ, Subversion et subvention, op. cit., 61.
(3) Marc JIMENEZ, La Querelle de l’art contemporain, op. cit., p. 226.
(4) Nelson GOODMAN, “Quand y a t’il art?”
(5) Rainer ROCHLITZ, Subversion et subvention, op. cit., p. 60.
(6) Ibid. p.92.
(7) Gérard GENETTE, L’oeuvre de l’art, op. cit., p. 238.
(8) Yves MICHAUD, Critères esthétique et jugement de goût, op. cit., p. 73.
(9) Ibid. p.18.
(10) Rainer ROCHLITZ, Subversion et subvention, op. cit., p. 164-172.
(11) Rainer ROCHLITZ, Subversion et subvention, op. cit., p. 167.
(12) Ibid. p.171.
(13) Marc JIMENEZ, La Querelle de l’art contemporain, op. cit., p. 252.
(14) Voir l’entrevue avec Paul McCarthy sur http://www.lemonde.fr/culture/video/2014/10/24/plug-anal-chocolate-factory-mccarthy-explique-son-travail_4511703_3246.html.