Dans son ouvrage Sur le sentiment tragique de la vie, Miguel de Unamuno parle de l’histoire tragique de la pensée humaine, consistant en la lutte entre la raison et la vie. Toute position d’accord et d’harmonie durable « entre la raison et la vie, entre la philosophie et la religion devient impossible » (1). La raison veut que la vie s’accommode de l’inévitable, de la mort, et la vie veut ranimer la raison, le forcer à servir de support à ses désirs de vie. D’où les tragiques contradictions de la conscience. Unamuno suggère que la solution à ce problème affectif intime pourrait résider dans un refus désespéré de le résoudre. Vous avez juste besoin d’accepter ce sentiment tragique de la vie et de le vivre. J’essaierai de montrer qu’au contraire on peut résoudre ce conflit si l’on considère la mortalité comme justement ce qui donne la vitalité et l’envie de vivre. Le but ultime de chacun peut se fonder sur un sens esthétique de la vie qui valorise sa propre façon d’agir.

Unamuno soutient que la vie est contre-rationnelle et contraire à la pensée claire (2). Les rationalistes cherchent une définition et croient en un concept. Les vitalistes recherchent l’inspiration et croient en l’homme. Certains étudient l’univers pour en extraire ses secrets ; d’autres prient la Conscience de l’Univers, ils essaient de se mettre en relation directe avec l’Âme du monde, avec Dieu, afin de trouver une garantie ou une substance à ce qu’ils espèrent, à savoir ne pas mourir. On ne peut imaginer la liberté du cœur ou la paix de l’esprit que si elles sont sûres de leur permanence après la mort. La tentation de prouver ou de réfuter l’existence de Dieu avec l’aide de la raison ne pouvait être que vaine. D’autre part, il convenait de miser sur la foi en Dieu, c’est-à-dire la foi en quelque chose dont l’existence ne peut être assurée. Si quelqu’un ne trouve pas de motifs et d’impulsions d’action et de vie, alors, il se suicide corporellement ou spirituellement, soit en se donnant la mort, soit en refusant tout travail de solidarité humaine. Le désespoir sous la forme d’un scepticisme complet serait l’extinction de l’esprit et la mort complète de l’humanité. La raison, nous apprenant à douter de tout et de nous-mêmes, nous conduirait à un état d’inaction absolue. La raison nous conduit à un scepticisme vital, à un déni vital, un déni que notre conscience survit à notre mort. Sans foi en l’immortalité de l’âme, nous serons tourmentés par la perspective de l’au-delà et de la dévastation personnelle. Ainsi, la foi et la raison doivent se combattre.

Croire en Dieu, selon Unamuno, c’est croire en un Dieu vivant et de cœur (3). Dieu est l’Amour le plus élevé, c’est-à-dire la Volonté. Le Dieu du cœur souffre et désire en nous et avec nous. Le monde souffre, et la souffrance est le toucher de la chair de la réalité, c’est se toucher, c’est la réalité immédiate. La douleur est la substance de la vie et la racine de la personnalité, car ce n’est qu’à travers la souffrance que la personnalité se fait sentir. Et elle est universelle, et tout ce qui unit tous les êtres est la douleur, le sang universel ou divin qui circule en tous. La volonté est douleur. Croire en Dieu, c’est l’aimer, et l’aimer, c’est sentir qu’il souffre, avoir pitié de lui. La chose la plus immédiate et la plus directe est de ressentir et d’aimer ma misère, mon chagrin, d’avoir pitié de moi. Et cette compassion, lorsqu’elle est vivante et abondante, se déverse de moi vers les autres, et de l’excès de ma propre compassion, j’ai pitié de ceux qui m’entourent. Mon « je » vivant est le « je » qui est vraiment « nous » ; mon « je » personnel vivant ne vit que dans les autres, pour les autres et pour les autres « je ». Dieu est une projection de mon « je » sur l’infini, ou plutôt, je suis une projection de Dieu sur le fini. La révélation sentimentale et figurative de l’amour, la foi, le travail de personnalisation de cette Conscience Supérieure, voilà ce qui nous conduit à la foi dans le Dieu vivant. Contrairement au Dieu vivant, Dieu Raison n’est pas quelque chose de personnel. En fin, Dieu Raison ne souffre pas ou n’aspire pas (4). Celui qui ne souffre pas, et ne souffre pas parce qu’il ne vit pas, c’est que logique et figé. Il est cet être impassible qui n’est qu’une pure idée. La catégorie ne souffre pas, mais elle ne vit pas et n’existe pas en tant que personne. Dieu Raison est forcément nécessaire dans son être et dans sa création, il ne peut que faire le meilleur dans chaque cas particulier. Et c’est ce qu’un Dieu rationnel, comme le Dieu de Leibniz ou le Dieu de Kant, s’accomplit par la raison (5). Mais la raison, plutôt, nous sépare de Dieu : il est impossible de le connaître pour l’aimer plus tard ; il faut commencer par l’aimer, le désirer, le désirer, avant de le savoir. Le Dieu humain est atteint par l’amour et la souffrance. La connaissance de Dieu vient de l’amour de Dieu, et c’est une connaissance dans laquelle il y a peu ou pas de rationalité. Parce que Dieu est indéfinissable. Celui qui définit Dieu essaie de le limiter dans son esprit. La définition le tue, car définir c’est mettre un terme, c’est limiter.

Tout être créé cherche non seulement à se conserver, mais aussi à se perpétuer, ainsi qu’à envahir tous les autres êtres, à être différent sans cesser d’être lui-même. Unamuno explique qu’il ne veut pas perdre son individualité, fusionnant avec Dieu (6). Cependant, il est conscient du sacrifice de notre personnalité si elle devait enrichir la Conscience Supérieure. Si nous savions que l’Âme Universelle se nourrit de nos âmes et en a besoin, nous mourrions peut-être dans une obéissance désespérée, donnant notre âme à l’âme de l’humanité. Au plus profond de nos âmes, il y a notre désir de ne pas perdre le sens de la continuité de notre conscience, de ne pas briser la chaîne de nos souvenirs, même si nous sentons que cela est impossible. Peu à peu, nous perdrons notre conscience, plongeant dans la Conscience Supérieure. De plus, si nous ne nous rappelons même pas qui nous étions à huit ans, comment pouvons-nous nous rappeler qui nous étions alors que nous serons une âme sans corps dans huit mille ans ? Dans ce cas, la lutte pour l’immortalité personnelle de l’âme perd son sens, car dans la nouvelle vie, nous perdrons notre conscience personnelle. Quelle différence cela me fait-il dans la vie après la mort si je n’ai aucun souvenir d’une vie passée ? Ce n’est pas très différent de toutes ces croyances religieuses sur la vie après la mort sous forme de réincarnations sous d’autres formes : un animal, une plante, un autre corps. Mais l’appeler une continuation de la vie est absurde. C’est une vie différente qui ne m’inspire pas du tout.

Ce qu’une personne recherche dans la foi religieuse, c’est de sauvegarder son individualité, d’avoir sa perpétuation. L’homme a besoin de Dieu pour que Dieu puisse le sauver et ne pas le laisser mourir du tout. Mais mon Raison dévoile cette rescousse, n’y voyant pas la conservation de la conscience individuelle. Et pourtant supposons que l’âme humaine puisse vivre éternellement et jouir de Dieu sans perdre sa personnalité individuelle. L’option la plus courante est d’imaginer qu’après la mort nos âmes iront au ciel, en rompant tout lien avec la terre. Cela signifie que l’âme humaine se trouve dans des conditions complètement différentes de celles de la vie terrestre. Sans lien avec la terre, sans sens du corps, sans tout ce que je me disais homme, mon âme ne garde que des souvenirs de ma vie passée. Mais est-ce que je voulais une telle continuation de vie ? Une telle existence peut être une souffrance sans fin. Je ne suis plus moi parce que je n’ai pas de corps, mais je suis toujours moi parce que j’ai des souvenirs de moi quand j’avais un corps. A quoi Unamuno répondrait que c’est merveilleux (7). S’habituer à quelque chose, c’est commencer à ne plus être. Un homme est d’autant plus humain, c’est-à-dire plus divin, que sa capacité de souffrance, ou plutôt de chagrin, est grande. La douleur nous dit que nous existons, la douleur nous dit que ceux que nous aimons existent ; la douleur nous dit que le monde dans lequel nous vivons existe, et la douleur nous dit que Dieu existe et que Dieu souffre ; mais c’est une douleur du chagrin, un chagrin de survivre et de devenir éternel. La peine nous révèle Dieu et nous fait l’aimer. Cependant, mon Raison réfute que la souffrance de mon âme immortelle satisfasse mon désir de vivre. L’immortalité d’une âme pure sans corps n’est pas la véritable immortalité. Et au fond de mon âme, le désir de prolonger cette vie, celle-là, et pas une autre, celle de chair et de douleur, celle que l’on maudit parfois uniquement parce qu’elle se termine.

Peut-on alors imaginer la continuation de la vie après la mort avec le même corps et la même conscience ? Oui, cela peut être une autre dimension dans laquelle nous vivons la même vie avec le même corps depuis le tout début et avec la conscience de la vie de la dimension précédente que nous avons déjà vécue. L’intention de Dieu pourrait être que notre conscience s’améliore à mesure que nous passons d’une dimension à une autre dans le même corps et dans la même vie à chaque fois depuis la naissance. Les contradictions et les absurdités se multiplient dans cet imaginaire. Si chaque personne du passé se déplace également après la mort vers une autre dimension du monde afin de la vivre avec le même corps et la même conscience, alors il y a une forte probabilité que le présent soit déjà différent de ce qu’il était dans la dimension précédente. Mes ancêtres dans une autre dimension ont peut-être pris des décisions différentes sous l’influence d’une vie vécue dans une vie antérieure. Dans ce nouveau présent, par conséquent, je peux ne plus exister ou vivre dans des conditions complètement différentes dans lesquelles nos erreurs et réalisations passées perdent leur sens. Ce problème est résolu si nous attribuons à chaque personne une dimension distincte, vers laquelle lui seul se déplace après la mort. Ainsi, dans ma nouvelle dimension, ma conscience dans mon corps reste la même. Je vis la même vie compte tenu de ma vie passée. Cependant, il n’y a pas de place dans cette dimension pour l’amélioration de ma conscience personnelle. Je n’aurai pas de désir de vie et de motivation pour agir, sachant qu’après la mort je vivrai la même vie. Un enfant avec la conscience personnelle d’un vieil homme et avec une certitude absolue quant à l’avenir serait dans une aliénation et un isolement complet de la société. Ce serait absolument pathétique, et cette souffrance s’intensifierait à chaque transition ultérieure vers une nouvelle dimension. Un tel malheur pourrait être atténué en parcourant le monde à la recherche de l’inconnu. On pouvait vivre avec chaque nouvelle dimension dans un nouveau pays, avec de nouvelles personnes, avec une nouvelle culture, avec une nouvelle langue. Mais pourquoi avons-nous besoin de coûts aussi colossaux pour créer une nouvelle dimension pour chaque personne afin de sauver sa conscience et son corps après la mort ? Pourquoi Dieu n’a-t-il pas simplement créé l’homme immortel pour une vie ? Nous n’avons pas besoin d’un nombre infini de dimensions d’un même monde. Rationnellement, un seul et même monde suffirait à améliorer la conscience humaine de chacun et de toute l’humanité. Et puis vient le doute. L’immortalité dans la même dimension ne garantirait pas non plus que la conscience humaine serait meilleure que dans le cas d’une personne mortelle. Une personne immortelle perdra sa motivation pour faire quelque chose : « J’ai encore du temps, je vivrai longtemps. » Sa vie sera pleine de monotonie multipliée. Une augmentation de la routine de la vie obscurcira les yeux sur la nouveauté et le conduira à la dépression. L’acquisition des connaissances ne s’accumulera pas au fur et à mesure, mais sera remplacée par l’oubli des précédentes. De plus, l’homme immortel ne pourra pas suivre le rythme de chacun des siècles passés et prendra de plus en plus de retard avec le siècle suivant. C’est-à-dire qu’un étroit d’esprit et un hyper-conservatisme d’une personne immortelle ralentiront ou fixeront l’amélioration de la conscience humaine par rapport à la vitesse de développement de la conscience d’une personne mortelle. Ainsi, la mortalité d’une personne est justifiée du point de vue de la réalisation de son essence humaine y de l’amélioration de sa conscience dans cette vie. La mortalité humaine est la meilleure chose qui soit arrivée à l’homme. C’est paradoxal, mais sur quoi se bâtit la pitié et l’insignifiance de la vie humaine, c’est-à-dire sur la mortalité, c’est ce qui nous fait vivre et agir. Lorsque Schopenhauer nous convainc que ce monde est le pire possible, il construit son pessimisme métaphysique sur le fait que quoi qu’une personne fasse, elle mourra quand même (8). Pour lui, la vie est malheureuse et dénuée de sens, car tout bonheur, toute satisfaction sont des choses négatives. Nous ne ressentons que de la souffrance et de la douleur, qui sont donc positives. L’histoire de la vie humaine est une histoire d’efforts futiles, de tragédies, d’erreurs, de déceptions qui ne mènent qu’à la mort. Si vous demandez à une personne en fin de vie si elle veut tout recommencer, elle préférera le néant absolu. L’homme n’est né que pour mourir dans la souffrance, car sa vie mortelle n’a d’autre sens réel que la souffrance. Cependant, nous pouvons reformuler cette affirmation comme suit : une personne est née pour mourir, en contemplant son œuvre. Cette contemplation est positive car, en souffrant ou non, elle nous permet de générer les valeurs du jugement esthétique qui évaluent et donnent un sens à notre vie mortelle. Voyons ça.

La sensation la plus directe et la plus immédiate est de sentir et d’aimer son propre Raison, de s’évaluer, d’avoir de l’amour pour soi à travers son Raison. Et cette évaluation esthétique de moi-même, lorsqu’elle est vivante et abondante, se déverse de moi sur les autres, et de l’excès de ma propre évaluation je sens et j’aime mes semblables. Ma propre beauté est si grande que ma perception esthétique de moi-même me submerge bientôt, me révélant la beauté universelle. Il s’ensuit qu’une si grande inspiration me remplit de beauté, déversant tout ce qui doit être déversé sur les autres. L’envie de créer est donc l’œuvre de l’amour propre par rapport à la Raison. D’elle naît, ce qui nous révèle un désir vital et une impulsion à l’action. L’homme aspire à être aimé, aspire à être apprécié. L’homme veut que son inspiration soit partagée. L’appréciation esthétique de soi est l’essence de l’amour de soi, l’amour qui se reconnaît comme tel, l’amour d’une personne rationnelle. Au fur et à mesure que j’approfondis en moi-même, je découvre mon propre Raison, que je suis tout ce que je ressens et aime en moi, que je suis tout ce que mon Raison crée en moi. Touchant ma création, sentant ma profondeur constante, venant à ma beauté, je m’admire de tout mon cœur et m’enflamme de délice. De cet amour pour moi-même, de ce fort ravissement, j’admire tous mes proches et ceux qui m’entourent, les créations de leurs Raisons rayonnants. En commençant par ceux qui me ressemblent le plus, par mes semblables, j’admirerai aussi tous ceux qui simplement vivent et créent. Quand l’amour est si grand et si vivant et si fort et débordant qu’il aime tout, je trouve que l’intégralité de tout est Beauté. Cette Beauté nous révèle la ressemblance de l’univers tout entier et nous permet d’y découvrir notre désir vital et notre inspiration de vie.

Non par la douleur, les êtres vivants sont conscients d’eux-mêmes, mais par une appréciation esthétique d’eux-mêmes. La conscience de soi n’est rien d’autre que la conscience d’amour-propre. Je sens quand je sens que je m’aime. Le plus grand plaisir des gens est de s’apprécier et d’apprécier les autres, et de ce plaisir vient l’inspiration. La volonté vient de l’amour-propre de la Raison. La volonté est une force qui crée en nous parce que nous l’apprécions. Il faut dire que nous sommes humains par la création collective, la Beauté de l’univers. S’il existe une Beauté Universelle, alors j’en fais partie. La beauté donne un sens transcendant et un but ultime ; mais elle est donnée par rapport à chacun de nous qui la contemple. La seule chose qui soit vraiment réelle est ce qui ressent, aime et désir, et c’est le sentiment esthétique de la vie. Et nous avons besoin d’amour pour la Raison afin d’ouvrir ce sentiment. Le travail d’inspiration, l’amour envers la Raison, c’est d’essayer de contempler la Beauté de l’univers, d’essayer d’en faire prendre conscience et de l’universaliser. C’est notre objectif final tangible. La Raison, objectivée par la volonté, assoiffée de Beauté, nous conduit à l’idée que l’amour de la Raison n’est possible que dans la mortalité humaine. Le plus grand plaisir de l’homme est d’acquérir et de multiplier la beauté. Le plaisir de contempler la Beauté de l’Univers, entière et parfaite, est sa découverte constante. Aimer la Raison en moi signifie connaître mon œuvre et la créer. Ce monde n’est donc pas pire que tous les possibles, parce qu’il s’efforce de perpétuer l’inspiration, et avec elle la volonté, parce que la Raison augmente la volonté et l’améliore, parce que le but ultime de l’homme est la contemplation de la Beauté. Vivre cette vie limitée et mortelle, et la vivre qu’une seule fois, c’est atteindre la meilleure forme de contemplation destinée à tout être humain.

Selon Unamuno, voir Dieu quand Dieu est tout en tout le monde, c’est tout voir en Dieu et vivre en Dieu avec tout le monde (9). Une société plus parfaite que la société de ce monde est une société humaine devenue personnalité. Et être parfait signifie être tout, être soi-même et tout le monde, être l’humanité, être l’univers. Et il n’y a pas d’autre moyen d’être tout autre chose que de s’abandonner à tout, et quand tout est en tout, tout sera en chacun de nous. L’apokatastasis est plus qu’un rêve mystique, c’est la norme d’action, c’est un phare de hautes actions. Mais dans ce rêve grandiose de solidarité humaine ultime, dois-je me sacrifier pour quoi, et pour quoi seulement, connais-je un but et une conscience ? Et nous voici au comble de la tragédie dans la perspective de ce suprême sacrifice religieux. La conscience individuelle elle-même est sacrifiée à la parfaite Conscience Humaine, la Conscience Divine. Unamuno tente de minimiser ce sacrifice en citant l’exemple d’un ruisseau qui se jette dans la mer et sent l’amertume du sel marin dans la douceur de ses eaux (10). Il est impossible d’imaginer le ruisseau revenant à sa source, car sa joie est d’être absorbé. Mais le ruisseau n’a pas de Raison à admirer et à apprécier. Je ne veux pas être absorbé, car la contemplation de mon Raison est la base de mon désir vital et de la motivation de ma vie. Le fait que je vais enrichir la Conscience de l’Univers ne m’inspire pas à être créatif, car la Raison n’accepte pas d’être un simple moyen de la destinée humaine de l’Univers. Mon Raison me dit que je suis mortel, mais ne me dit pas que je ne suis qu’un accident passager qui doit être consumé par Dieu. Je ne veux pas participer au travail collectif sur un certain plan de la nature, comme disait Kant (11). Quelle différence cela me fait-il, quel est le but humain de l’Univers, si je ne peux pas contempler et évaluer le résultat de mon travail après la mort ? C’est pour cette raison que ma vie terrestre est précieuse parce que je peux y contempler et apprécier chaque instant de mon œuvre. Si j’étais immortel, je ne pourrais pas aimer mon Raison et, par conséquent, répandre cet amour sur les autres jusqu’à la contemplation de la beauté de l’univers. L’essence de la bonté réside donc dans sa temporalité, dans le fait qu’elle tend vers un but final et permanent, c’est-à-dire vers une contemplation esthétique de l’Univers, que je peux atteindre dans cette vie. Car ce qui était immortalisé perdrait sa bonté, perdrait sa temporalité. De l’immortalité naît l’impuissance esthétique, qui détruit le désir vital et l’envie de vivre. Nous devons nous élever au sens esthétique de la vie qui procède et descend de notre amour de la Raison. Créer chacun à son poste, sans quitter des yeux la contemplation, par amour de la Raison, c’est-à-dire par amour de notre temporalité, c’est faire de cette œuvre l’œuvre finale. Nier le but d’une personne dans la vie est une idée désespérée. Celui qui imagine un but dans l’au-delà espère l’atteindre dans la vie éternelle, en Dieu. Pour cela, la perspective de la non-existence l’oblige à renoncer à tout espoir, à tout amour de la vie. Pour lui, la non-existence est encore plus terrible, car pour lui s’il souffre, alors il vit, et celui qui vit souffre, aime et attend. Si les gens vont de la non-existence à la non-existence sans accomplir leurs buts ultimes, l’humanisme est la chose la plus inhumaine connue. Et, peut-être, vouloir que la contemplation de la beauté de l’univers soit préparée pour nous comme le but ultime de chaque personne est notre délivrance. Puis, quand mon corps meurt, et si ma conscience retourne à l’inconscience absolue d’où elle est issue, alors n’en faisons pas une révélation douloureuse, tragique. De la même manière, un artiste, lorsqu’il termine son travail, admirant son œuvre, n’en fait pas une tragédie. Avec un objectif humain collectif qui va au-delà de la mort de chaque individu, notre race humaine industrieuse n’est rien d’autre qu’une procession condamnée de fantômes. Possédant un but ultime humain dans la vie de chaque personne, l’humanisme est la chose la plus humaine que l’on connaisse, car il permet de voir, de sentir, d’aimer l’ultime œuvre de sa vie.

Bien qu’Unamuno ajoute qu’il ne veut pas mourir (12). Il veut vivre éternellement. Ce moi veut vivre, ce pauvre moi qui se sent ici et maintenant. Pourquoi une personne a-t-elle besoin de toutes ces acquisitions du monde si elle perd son âme ? Pourquoi vivre ? Pour cette misérable joie de vivre qui passe et ne reste pas ? Non, pas pour le plaisir de vivre, mais pour l’amour de la Raison, qui nous fait désirer et contempler la Beauté de l’univers. Le sens esthétique de la vie remplace l’aspiration à l’immortalité personnelle. La contemplation de la Beauté de l’univers dépasse le doute dans la réalisation du but de l’homme, car c’est le but lui-même. Unamuno répondrait à cela que l’homme prend cherche du réconfort de différentes manières pour justifier le sens de vie. Et certains disent que cet univers est un spectacle que Dieu lui-même donne, et que nous devrions faire de notre mieux pour rendre le spectacle aussi brillant et varié que possible (13). Ils ont fait de l’art une religion et ont inventé l’absurde « l’art pour l’art ». Celui qui écrit, dessine, sculpte ou chante veut au moins laisser une ombre de son esprit, quelque chose qui lui survivra. Mais le ciel de gloire n’est pas très grand. Plus ils y pénètrent, moins chacun de nous y touche. Cette soif de gloire, en effet, n’est rien d’autre qu’une soif d’immortalité. Mais ce n’est pas une substance et un volume, mais juste un nom et une ombre. Tout cela s’applique à ceux qui, encore une fois, ne voient pas l’intégralité et la complétude dans leurs créations, qui croient en la Conscience Supérieure et s’attendent à y contribuer après la mort aux dépens de leur gloire. Et celui qui ressent et contemple l’intégralité de ses œuvres même au moment de leur création n’a pas besoin de renommée et de gloire mondaines, et n’aspire donc pas à l’immortalité. Mais Unamuno nous dit que l’homme est incompatible avec le rationnel. L’homme a voulu donner à la vie un but final, et en conséquence il a obtenu ce qu’on appelle l’échec final (14). L’homme n’a pas cessé de rechercher le bonheur; ne la trouvant ni dans la richesse, ni dans le savoir, ni dans le pouvoir, ni dans le plaisir ; ni dans l’obéissance, ni dans la conscience, ni dans la culture. Ce pessimisme était le résultat d’une perte de foi en l’immortalité de l’âme, en la destinée humaine de l’univers. Et peut-être l’explication de cette impasse est-elle qu’il est impossible de donner rationnellement à la vie un but final en soi. L’Amour pour la Raison, dont découle le but ultime, n’est pas rationnel. Il est vital car il sert à la vie. L’amour pour l’esprit ne peut être soutenu que par la Raison qui le rend transférable. La raison, à son tour, ne peut être entretenue que par l’amour pour lui, parce que l’amour lui donne la vie. Donner un but ultime à la vie ne signifie pas chercher ou faire quelque chose en particulier, mais aimer et contempler l’œuvre de la Raison à travers les créations des autres. Cette contemplation esthétique génère les valeurs les plus universellement valables, car une multitude de valeurs peuvent être conceptuellement organisées et unies. D’une part, la valeur est produite par des qualités artistiques imposées à l’objet ; d’autre part, elle se donne dans une expérience perceptive. Comme l’expérience de l’évaluation est corrélative de l’œuvre et semblable chez tous les êtres humains, la valeur est conçue comme une cause objective de cette expérience (15).

Plus je m’aime et plus je suis moi-même, la plénitude de mon amour se déverse sur mes frères, et se déversant sur eux, leur amour entre en moi. Aimer son prochain, c’est vouloir qu’il soit comme moi, être un autre moi, c’est-à-dire vouloir que je sois lui. D’où vient cet effort pour effacer la frontière entre moi et les autres. L’inspiration que je reçois des autres à travers leur amour remplit ma vie de désirs de vie et de motivation. Dans la contemplation esthétique de la vie, la culture, la langue, la science, la religion n’ont pas d’importance – tout cela ne fournit que du contenu à évaluer. En même temps, Unamuno parle de l’unicité de la philosophie espagnole, en ce qu’elle est fluide et dispersée dans la littérature espagnole, dans la vie, dans l’action, dans le mysticisme, mais n’est pas figée dans les systèmes philosophiques (16). Si l’on dit que les Espagnols n’ont pas l’esprit scientifique, c’est qu’ils ont un esprit qui n’a pas à être compatible avec la science. Et soulignant ce décalage entre les Espagnols et les autres, Unamuno échoue à faire preuve de collectivité, de solidarité humaine avec le sentiment religieux. D’une part, il soutient que toutes ces consciences individuelles, celles qui ont été, celles qui sont et celles qui seront, elles seront toutes données à la société et à la solidarité de la Conscience Supérieure. Mais, d’autre part, l’histoire, processus de culture, ne trouve sa perfection et sa pleine efficacité que dans l’individu (17). L’homme est la fin de l’univers, ce que les Espagnols ressentent très bien, comparé aux autres peuples. Parlant de l’individualité des Espagnols, Unamuno trace une ligne de démarcation entre lui et les autres, rendant difficile de tout soumettre dans les bras de Dieu. Il veut se donner entièrement, donner son esprit pour se sauver, se perpétuer en sacrifiant sa vie. Mais veut aussi préserver son individualité en s’opposant aux autres. C’est toute la complexité du sentiment religieux d’Unamuno, qui lui-même avoue être un homme de contradiction et de lutte (18). Il est l’homme qui dit une chose avec son cœur et une autre avec sa tête, et qui fait de cette lutte sa vie.

En conclusion, Unamuno déclare que Dieu n’est rien d’autre que l’Amour, qui naît de la douleur universelle, de la compassion pour soi et les autres et qui devient conscient. Car le but du monde est la conscience. Et toute cette lutte tragique de l’homme pour son salut, cette lutte immortelle pour l’immortalité n’est rien d’autre qu’une lutte pour la conscience. S’il n’y a pas de Conscience Suprême, alors il n’y a rien de plus dégoûtant que l’existence. Et l’esprit qui se moque de la foi et la méprise transforme la vie en tragédie. Cette tragédie est une lutte éternelle, sans victoire ni espoir. Et pourtant il y a l’espoir de réconcilier la raison avec la vie. C’est l’amour de la raison qui donne naissance au concept et au sentiment esthétique de la vie. Quand je m’aime de l’amour qui se déverse sur les autres, je contemple pleinement la vie, appréciant ma création. Je ressens le but ultime de ce travail car j’apprécie ses valeurs de réalité universelle. Mon Raison n’est donc pas obligé de contribuer à la préservation, à la perpétuation et à l’enrichissement de la conscience. Il est libéré du lourd fardeau du but de l’univers. Alors, l’existence est remplie d’un nouveau sens, parce que la mortalité devient une force créatrice. Être mortel, c’est valoriser son existence en contemplant son œuvre. C’est la base du sens esthétique de la vie, qui nous donne la motivation et l’inspiration pour créer, c’est-à-dire vivre et désirer.

Les références:

1. Miguel de UNAMUNO, Del sentimiento trágico de la vida, 1913, https://www.gutenberg.org/ebooks/59852, p.90.

2. Idem. p.51.

3. Idem. p.159.

4. Idem. p.129.

5. Le Dieu de Leibniz signifie le Dieu qui a créé le meilleur des mondes possibles. C’est un Dieu rationnel, parce qu’il savait quel monde possible était le meilleur et qu’il était capable de le créer. Plus de détails peuvent être trouvés dans le traité de Leibniz Théodicée (1710). Le Dieu de Kant est compris comme Dieu dont la preuve est effectuée au moyen de la raison. L’un des postulats sur l’existence de Dieu est le postulat de la présence d’un idéal moral, qui n’est possible dans notre monde que sous l’hypothèse de l’existence de Dieu. Voir la Critique de la raison pure de Kant (1781) pour plus de détails.

6. Miguel de UNAMUNO, Del sentimiento trágico de la vida, 1913, https://www.gutenberg.org/ebooks/59852, p.142.

7. Idem. p.160.

8. Arthur SCHOPENHAUER, Le pire monde possible, traduction française par Jean Bourdo dans «Pensées et Fragments» https://www.schopenhauer.fr/fragments/le-pire-des-mondes.html

9. Miguel de UNAMUNO, Del sentimiento trágico de la vida, 1913, https://www.gutenberg.org/ebooks/59852, p. 198.

10. Idem.

11. Il s’agit du progrès de l’humanité du point de vue de la réalisation du plan de la nature. Pour plus de détails, voir l’analyse du progrès de l’humanité selon Kant https://postulat.org/fr/kant-sur-le-progres-de-lhumanite/

12. Miguel de UNAMUNO, Del sentimiento trágico de la vida, 1913, https://www.gutenberg.org/ebooks/59852, p.36.

13. Idem. p.41.

14. Idem. p. 230.

15. Vous pouvez en savoir plus sur mon travail sur la rationalisation du jugement esthétique sur https://postulat.org/fr/category/par-theorie/les-criteres-du-jugement-de-gout-de-lart-contemporain/

16. Miguel de UNAMUNO, Del sentimiento trágico de la vida, 1913, https://www.gutenberg.org/ebooks/59852, p. 237.

17. Idem. p. 240.

18. Idem. p. 201.