L’appréciation de la beauté naturelle est relativement récente en Occident, comparé à ce qu’elle est en Chine et au Japon. De plus, l’esthétique classique occidentale dérive de l’art. En effet, les qualités esthétiques de l’environnement sont évaluées selon les critères propres à la peinture classique du 17eme siècle. A contrario, Aldo Léopold a, quant à lui, théorisé une « esthétique  naturelle » radicalement différente, basée sur les qualités intrinsèques de l’environnement naturel,  qualités évolutionniste et écologique, plutôt que scénique.

L’esthétique classique occidentale, si elle est la première appréciation de la beauté de la nature en Occident, n’en est pas moins une réalisation culturelle récente. Autant, dans les arts et littérature antiques et médiévaux chinois et japonais, il n’est pas besoin de fouiller bien loin pour trouver traces, à profusion, de représentations de la nature, autant il est très difficile de faire de même en parcourant Homère, Aristote ou encore les Ancien et Nouveau Testaments. On ne trouve aucune célébration de la nature, et encore moins d’analyse ou de critique à son égard dans les écrits de l’Antiquité occidentale. Quant à ceux du Moyen-âge, période dominée par l’Eglise, seul y compte le salut de l’âme, et la nature n’y apparaît là encore qu’en simple toile de fond. C’est avec le paysage de style classique au 17e siècle que la nature devient source d’expérience esthétique. L’élite européenne commença alors à regarder et critiquer la nature comme si elle était une série infinie de sujets de peinture. L’exemple du « verre de Claude », d’après l’artiste Claude Gellée, dit « le Lorrain », figure emblématique du paysage de style classique, est révélateur. Il s’agissait, à la campagne, de regarder derrière soi via un miroir rectangulaire. Le paysage naturel apparaissait ainsi tel un tableau, et presque aussi beau qu’en peinture.

Formulée par Gilpin puis Price fin 18e, l’esthétique pittoresque classique devint un canon de la beauté. Et selon Hussey, de 1750 à 1850, tous les arts (peinture, poésie, littérature, architecture, et même musique), s’inspirèrent d’elle, et cela engendra même de nouvelles activités, tels le tourisme et l’architecture paysagère. Par la suite, si les arts passèrent à autre chose, le goût du grand public est resté plus ou moins lié au pittoresque. Pour preuve, le terme paysage, à l’origine un genre pictural, est utilisé aujourd’hui en référence à la nature.

Quant aux parcs naturels, nationaux ou autres, la plupart des décisions concernant leur gestion et  conservation ont été motivées pour des valeurs esthétiques plutôt qu’éthiques, et sont en quelque sorte des musées de la nature, visités et regardés tels des tableaux dans une galerie.
Ainsi la récente esthétique classique occidentale, fortement liée à l’art, ne découle pas de la nature elle-même mais n’en est qu’un reflet narcissique et superficiel, non-autonome.

Quant à la théorie de l’esthétique naturelle de Léopold, elle permet de réveiller notre sensibilité au potentiel esthétique des « laissés pour compte » de l’esthétique classique occidentale, que peuvent être marais, dunes, broussailles, déserts et autres tourbières. Pour lui, une esthétique naturelle autonome implique plus que le simple regard, car c’est un continuum en 3D, qui s’adresse aux 5 sens, et surtout engage l’esprit. Elle doit donc se libérer du biais visuel classique, et impliquer tous les sens. Mais il n’est pas suffisant de simplement ouvrir ceux-ci aux stimuli naturels et d’apprécier : une esthétique naturelle pleine et entière doit modeler et diriger les sensations, souvent dans de surprenantes directions. Il sera alors possible d’apprécier, de savourer certaines expériences environnementales qui ne sont pas, à priori, susceptibles de charmer nos sens ni même un minimum plaisantes.
Il remarque : « Notre capacité à percevoir la qualité dans la nature commence, comme dans l’art, avec le beau… ». La capacité à aller plus loin que le beau et pittoresque requiert une certaine culture de la sensibilité, requiert  d’acquérir « un goût raffiné des objets naturels ».
Ainsi, le cri de la grue n’est pas un simple chant d’oiseau, c’est aussi la trompette de l’orchestre de l’évolution, qui nous parvient du fond des âges, alors que tant d’autres ont purement et simplement disparus. Comme tout être sauvage, elle est intrinsèquement liée à son habitat, le marais. On ne peut donc aimer la grue et haïr le marais.
Son esthétique naturelle est façonnée par la biologie évolutionniste et écologique, il aime ce qui est autochtone, endémique et méprise l’invasif, l’importé. Aldo Léopold propose même des critères d’évaluation de l’importance esthétique des espèces animales : la valeur artistique, la personnalité, la valeur de rareté, le degré d’état sauvage, et enfin l’endémisme.
De son voyage d’études sur la sylviculture et la gestion de la faune en Allemagne, Léopold fait le constat que l’intervention de l’homme sur son environnement est inesthétique : le contrôle des espèces animales et végétales va à l’encontre de l’héritage de l’évolution. Comme nombre d’espèces de plantes endémiques, quantité d’espèces animales, et tout spécialement les prédateurs, ont été éradiquées par la « sylviculture cubiste » et les actions protectrices des garde-chasses et des éleveurs de troupeaux.
Conscient de la profonde transformation dans la sensibilité que sa théorie requiert, il l’est aussi de l’interaction de la faune et de la flore. Suivant les saisons, la nature change en profondeur dans une parfaite orchestration. Sa beauté est une fonction de son évidente organisation  et de l’imbrication de l’ensemble de ses êtres vivants. C’est l’unité de cette vivante communauté, faune et flore confondue, à travers l’ensemble de ses interconnexions, connu et conceptualisé, qui complète l’expérience sensorielle et la rend distinctement esthétique… plutôt que simplement inconfortable.
S’inspirant de la philosophie Kantienne, Léopold formule une catégorie spécifique d’esthétique naturelle, le « noumenon »,  l’impondérable essence même de l’environnement.  Il est le représentant de son environnement écologique, tel le geai gris des tourbières, ou l’alligator des bayous. Enlever ce noumenon, et il semble ne rien rester.

En conclusion, la théorie de Léopold est une nouvelle esthétique, une esthétique naturelle, façonnée par l’histoire naturelle écologique et évolutionniste, unique esthétique naturelle autonome et authentique de la littérature philosophique occidentale. Ne traitant pas la beauté naturelle comme subordonnée ou dérivée de la beauté artificielle, comme le fait l’esthétique classique, elle implique chaque sens de manière égale, et nous permet d’extraire les richesses cachées d’un lieu « ordinaire ». Contrainte par la force des choses à être comparée à sa devancière, elle est sophistiquée et cognitive, et non naïve et hédoniste, auditive plus que visuelle.
Cette esthétique naturelle ne favorise ni une espèce animale ou végétale plutôt qu’une autre, ni  un endroit plutôt qu’un autre. L’exemple parfait qu’est le marais, lieu typiquement inesthétique en regard du canon classique, met en exergue le contraste entre l’esthétique classique et  l’esthétique naturelle.
Et au final, la leçon de Léopold est que, peu importe où l’on vit, chaque environnement abrite le potentiel propice à une expérience esthétique naturelle.

Bibliographie:

  • J. Baird Callicott, The Land Aesthetic, Winter, 1983.