Dans cet ouvrage, j’examinerai les concepts fondamentaux des Lumières et analyserai leur résistance à l’épreuve du temps. Je m’intéresserai plus particulièrement aux définitions de Kant, Horkheimer et Adorno, ainsi qu’à certaines interprétations modernes des Lumières. J’explorerai également le rôle des médias et la diffusion de l’information à l’ère numérique et évaluerai dans quelle mesure notre société est encore à la hauteur des idéaux des Lumières.

Comme le disait Kant, les Lumières sont la sortie de l’homme de son immaturité auto-imposée, c’est-à-dire son incapacité à utiliser sa propre compréhension sans l’aide d’autrui. (1) Cette phrase implique que l’homme s’est imposé des limites dont il ne peut se libérer ou dont le dépassement exige de grands efforts. Ce n’est pas que l’homme soit ignorant et manque de connaissances, mais qu’il manque de courage et de détermination. Les Lumières résident dans ce courage d’utiliser sa propre compréhension. Une vie de paresse et de lâcheté soumet les gens à des tuteurs. Il est si confortable pour les gens d’être immatures, car ils n’ont pas à réfléchir ; leurs tuteurs pensent à leur place. Kant compare ici les gens à du bétail docile, rendu stupide par leurs tuteurs et enfermé dans un wagon de contrôle. De plus, ces derniers montrent aux gens les dangers qui les menacent s’ils tentent de marcher seuls. C’est pourquoi ils n’osent même pas apprendre à marcher. Non seulement il est difficile pour chacun de sortir de l’immaturité, mais ils ont même pris l’habitude de ne pas utiliser leur propre intelligence. Ce sont les règles et les formules dogmatiques qui constituent un abus de raison et ont remplacé la pensée rationnelle chez les individus.

Kant affirme qu’un public ne peut atteindre les Lumières que lentement. (2) Même une révolution ne changerait pas cet état. Une révolution n’apportera pas de véritable réforme de la pensée, car de nouveaux préjugés, tout comme les anciens, serviront de guide aux masses irréfléchies. Néanmoins, l’éveil du public est presque inévitable si l’on lui accorde la liberté. Il y aura toujours des penseurs indépendants, même parmi les gardiens désignés des grandes masses. Ils se libéreront eux-mêmes du joug de l’immaturité et propageront l’esprit de pensée indépendante. Kant laisse entendre ici qu’un public ne peut s’éveiller que sous la conduite d’un monarque éclairé. Seul un tel gardien cessera de semer les préjugés. Mais ce n’est pas la liberté telle qu’elle est offerte par le monarque éclairé, mais la liberté d’user publiquement de sa raison en toutes choses. Il dit : « Raisonnez autant que vous voulez et sur ce que vous voulez, mais obéissez ! » Par là, Kant entend que l’usage public de sa raison doit toujours être libre. En revanche, l’usage privé peut souvent être très étroitement restreint sans pour autant entraver significativement le progrès des Lumières. À titre d’exemple d’usage public, Kant cite un savant qui use de sa propre raison devant l’ensemble de ses lecteurs. Par usage privé, Kant entend l’usage de la raison que quelqu’un peut exercer dans une fonction ou un office civil qui lui est confié. Dans l’intérêt de l’uniformité artificielle recherchée par le gouvernement à des fins publiques, ou du moins pour empêcher la destruction de ces fins, il est naturellement interdit de raisonner ; il faut obéir. Pourtant, Kant est optimiste : si chacun bénéficie de la liberté intellectuelle d’un savant, les gens sortiront peu à peu de l’ignorance par leurs propres moyens. Le gouvernement n’a pas besoin d’intervenir artificiellement pour maintenir ce processus. L’un des principaux signes qu’un monarque est lui-même éclairé réside dans le fait qu’il considère comme son devoir de ne rien prescrire aux gens en matière religieuse, mais de leur laisser une pleine liberté. (3)

Cette formulation des Lumières chez Kant pose un certain nombre de problèmes. Tout d’abord, Kant insiste sur le fait qu’une personne, en tant que savant, doit pouvoir présenter librement et publiquement ses idées au monde pour qu’elles soient examinées. Autrement dit, si l’on accorde aux individus la liberté d’exprimer leurs critiques en tant que savants, cela contribue aux Lumières. Mais d’où Kant tire-t-il l’idée que chaque individu possède naturellement la capacité de produire des travaux scientifiques et critiques ? Un professeur peut très bien accomplir son travail de manière compétente tout en étant insatisfait du système éducatif. Pour autant, il ou elle ne rédigera pas un traité philosophique à ce sujet, faute de compétence pour une telle analyse. Ici, Kant confond clairement un vœu pieux avec la réalité. Le fait qu’il soit capable de penser de manière critique et d’exprimer ses idées dans des œuvres savantes ne signifie pas que tout le monde en soit également capable. Le deuxième problème est que Kant ne fournit aucune réponse à la question de savoir comment une personne, en tant que savant, peut éviter les préjugés. Pourquoi une révolution ne pourrait-elle jamais engendrer une véritable réforme de la pensée, et ainsi cesser de remplacer d’anciens préjugés par de nouveaux, tandis que le monarque éclairé, lui, aurait le pouvoir d’empêcher cela ? (4) Le monarque peut certes accorder au peuple la liberté de s’adresser au public par l’écrit dans le sens propre du terme. Cependant, cela ne peut empêcher une personne de continuer à raisonner à partir de préjugés. En d’autres termes, l’hypothèse de Kant selon laquelle, dès lors qu’un individu est libre de penser par lui-même, il commencera effectivement à le faire et se libérera des préjugés, ne repose sur aucun fondement rationnel. Et à ce stade, aucun monarque ne peut être d’un quelconque secours, pas même le plus éclairé d’entre eux. Cela nous mène au troisième problème. Pour rendre les Lumières possibles, Kant mise sur quelques individus pensant par eux-mêmes, qui diffuseraient l’esprit de la pensée autonome. Pourtant, pour une raison obscure, un tel individu n’apparaît qu’à l’époque de Kant, sous les traits de Frédéric II, que Kant qualifie de monarque éclairé. C’est pourquoi il répond à la question de savoir si nous vivons dans un siècle éclairé en affirmant que nous vivons à une époque de Lumières. (5) Mais pourquoi pas avant ? Pourquoi les Lumières ne sont-elles pas apparues dès la démocratie athénienne de la Grèce antique, ou sous le règne des empereurs romains ? Si Frédéric II fut le premier monarque à s’affranchir lui-même du joug de l’immaturité, rien ne prouve que d’autres monarques aient suivi son exemple, ni que d’autres souverains aussi éclairés aient vu le jour par la suite. Le fait qu’il ait soutenu les arts et les philosophes — y compris Kant, qui fut invité à l’Académie de Berlin —, ou qu’il ait accordé la liberté de la presse et de la littérature, ne signifie pas nécessairement que l’ère des Lumières avait véritablement commencé. Il se pourrait qu’il ne s’agisse que d’un cas rare et local de gouvernement prussien à l’époque de Kant — un phénomène destiné à rester limité géographiquement, sans jamais dépasser les frontières de l’État, et à disparaître avec Frédéric. Autrement dit, il se pourrait que les Lumières n’aient jamais vraiment commencé, et que l’humanité continue encore aujourd’hui à confier sa pensée à la direction d’autrui. Enfin, Kant redistribue les cartes et affirme que c’est justement dans le cours étrange et imprévisible des affaires humaines que se révèle l’époque des Lumières. Un degré élevé de liberté civile dresserait des obstacles insurmontables à l’esprit du peuple, tandis qu’un degré moindre, au contraire, lui laisserait la place de se déployer dans toutes ses possibilités. (6) En d’autres termes, Kant veut exprimer que la liberté doit s’accompagner d’une responsabilité et d’une retenue particulières, et que ce n’est que dans ces conditions qu’elle porte ses fruits. Cependant, on pourrait en conclure que toute restriction de la liberté pourrait être considérée comme un progrès logique des Lumières, tandis que son expansion apparaîtrait comme une régression.

La critique des Lumières par les philosophes modernes repose principalement sur l’absence de progrès réel. Parmi les critiques les plus connus des Lumières figuraient Horkheimer et Adorno, qui ont formulé leur célèbre thèse selon laquelle l’humanité sombre dans une nouvelle forme de barbarie. (7) Révoltés et choqués par le fascisme, le stalinisme et l’Holocauste, mais aussi très critiques envers leur refuge, les États-Unis, ils ont déclaré que le progrès n’est en fin de compte qu’une régression déguisée. Le plus sombre est que le programme des Lumières visait à désenchanter le monde et à libérer l’individu, alors qu’au final, elles n’ont créé que de nouvelles formes d’esclavage et un monde totalement administré. Pourtant, l’objectif même des Lumières – purifier le monde de toute superstition – était paradoxal en soi. Le mythe lui-même contient déjà le germe des Lumières, car les mythes servent à interpréter l’inexplicable. En d’autres termes : conceptuellement, les Lumières doivent s’autodévorer, car les mythes étaient déjà leur propre produit. Selon le slogan « La raison régnera ! », formules et règles remplacent les anciens récits et explications mythologiques. Les Lumières sont devenues un dictateur qui a manipulé la nature et l’a transformée en un simple outil de la raison instrumentale humaine. (8) Les chamans et les oracles ont été remplacés par des scientifiques et des industriels, tandis que le peuple a été réduit au rang de galérien. Dans la division économique moderne du travail, il n’y a plus de sentiments, plus de lien avec la réalité ; seulement un simple fonctionnement. L’isolement et l’anonymisation façonnent la société moderne, où l’individu ne compte plus, tandis que les masses comptent pour tout. Les Lumières et la pensée deviennent ainsi des instruments de domination par les mathématiques économiques, les organisations et les machines qui soumettent l’humanité à leur joug.

Prenant l’exemple de l’Odyssée d’Homère, Horkheimer et Adorno montrent que les Lumières ne rendent l’individu libre que dans la mesure où il peut se maîtriser. (9) Contrairement aux puissances du mythe, Ulysse apparaît moderne et éclairé. Il voyage dans un monde encore entièrement mythologique, mais il ne cède pas à la croyance en l’univers mythologique des dieux. Pour retrouver sa femme Pénélope et son royaume, il use de ruse. Il sait que les voix des Sirènes pourraient le mener à sa perte. C’est pourquoi il bouche les oreilles de ses compagnons avec de la cire et se fait attacher au mât du navire. Le fait qu’Ulysse veuille écouter le chant des nymphes montre qu’il ne peut résister à l’appel du mythe. Ce n’est qu’au prix de la maîtrise de soi qu’il trompe les êtres mythiques, qui, horrifiés par cette ruse, doivent se jeter à la mer. Cela signifie que l’individu éclairé manipule la nature archaïque, mais doit simultanément s’y soumettre, faute de pouvoir faire autrement. La dialectique des Lumières réside dans le fait qu’elles tentent d’éliminer le mythe, tout en en étant elles-mêmes imprégnées. En fin de compte, Horkheimer et Adorno tendent à affirmer que les Lumières, définies comme « l’émergence de l’homme hors de l’immaturité qu’il s’est imposée », ont finalement conduit à une morale bourgeoise pervertie. (10) La raison a pris la place de la religion, mais elle ne reconnaît aucun objectif substantiel. Elle dégénère ainsi, car elle devient pur formalisme. Comme le montrent, par exemple, les protagonistes du Marquis de Sade, il est possible d’être aussi éclairé et rationnel et pourtant, ou peut-être précisément à cause de cela, de devenir dépravé. Sade considère cela comme naturel et typiquement humain. Sa Juliette, dépravée, rejette toute religion tout en idolâtrant la science. Elle fait l’éloge de la raison et du pouvoir, comme Nietzsche l’a proclamé plus tard dans ses œuvres. Ses surhommes remplacent Dieu, car le monothéisme est devenu transparent comme la mythologie. (11) Nietzsche cherche à appartenir à un soi supérieur, tandis que les anciens idéaux ascétiques sont appréciés comme un dépassement de soi au service du développement du pouvoir dominant. Le surhomme se révèle être une tentative désespérée de sauver Dieu, que l’on dit mort. Ils font émerger un nouvel idéal moral où la compassion est le péché ultime. C’est une faiblesse, née de la peur et du malheur, une faiblesse qu’il faut surmonter, surtout lorsqu’on s’efforce de surmonter une sensibilité excessive. La compassion pervertit la loi universelle dès lors qu’elle nous conduit à perturber une inégalité exigée par les lois de la nature. (12) Dans ce principe despotique, où la bonté et la charité deviennent péché, et la domination et l’oppression vertu, se révèlent les côtés obscurs des Lumières.

Dans le contexte des crises et des guerres modernes, nombre des critiques d’Adorno et d’Horkheimer restent d’une actualité redoutable, même après 40 ans. Par exemple, Matthias Zehnder exprime avec pessimisme son point de vue sur les réalisations des Lumières dans son article « Lumières 2.0 – Les médias ont-ils tout gâché ?» et appelle à la réflexion. (13) Zehnder écrit que la pensée indépendante exige de laisser libre cours à l’esprit et de permettre l’accès au savoir. Les Lumières ont joué un rôle décisif à cet égard en facilitant considérablement cet accès. Denis Diderot et Jean-Baptiste d’Alembert sont mentionnés, qui ont publié dès 1751 une Encyclopédie pour rassembler et représenter l’ensemble des connaissances de leur temps. Comparé à 1751, il est aujourd’hui plus facile que jamais d’acquérir des connaissances et de s’informer. Outre les informations proposées par les universités et les bibliothèques, nous avons désormais accès à des millions d’entrées Wikipédia, à d’innombrables sites web et à une source d’information quasi illimitée grâce aux générateurs d’IA. On dirait que nous vivons à l’ère des Lumières 2.0, et pourtant Zehnder admet ne plus pouvoir regarder ses étudiants en face. Kant, Diderot et Voltaire ont lutté pour la liberté de pensée et d’information. Avec les Lumières, les citoyens se sont éveillés et se sont libérés des contraintes absolutistes de l’Église et de la Couronne. Et quel en est le résultat ? Notre société n’a fait que créer de nouvelles Églises et se soumettre à de nouvelles Couronnes. La société moderne avale tout ce que les médias lui proposent, tel un troupeau obéissant : beaucoup de publicité et de désinformation, de fausses nouvelles et une nouvelle superstition dans les théories du complot. Les Lumières ont échoué, car notre monde est guidé par le pouvoir et l’argent, et non par les principes des Lumières, c’est-à-dire par la raison et la pensée rationnelle. Telles sont avant tout les conséquences d’une foi aveugle dans le progrès. On suppose que les Lumières sont autodidactes. Kant disait que les Lumières sont la capacité d’utiliser sa compréhension sans l’aide d’autrui. Mais ce n’est pas une évidence. Il ne suffit pas d’abolir l’Église et les rois pour donner aux gens la possibilité de penser par eux-mêmes. Ils doivent le faire concrètement. Zehnder conclut que le fait que nous vivions aujourd’hui dans un monde parfois dystopique ne signifie pas que les thèses des Lumières soient erronées. Les Lumières sont une opportunité – nous la tenons entre nos mains. L’accès au savoir et à l’information n’a jamais été aussi facile, mais nous devons aussi apprendre à utiliser les médias de manière judicieuse.

On peut être d’accord avec Zehnder pour dire que les Lumières ne sont pas un acquis. Cependant, sa solution soulève des questions. Premièrement, les thèses de Kant sur les Lumières n’appellent pas à renverser les rois et les Églises. Kant reconnaissait pleinement l’Église et le roi dans leur rôle de gardiens du public, à condition qu’ils soient eux-mêmes capables de Lumières. Kant fait explicitement l’éloge de Frédéric II et le qualifie de brillant exemple de monarque éclairé qui permet à ses sujets d’utiliser publiquement leur propre raison et de présenter publiquement leurs réflexions sur une meilleure constitution du monde. (14) De même, Kant n’est pas contre l’Église, pour autant qu’elle accorde à un ecclésiastique la pleine liberté de communiquer au public toutes ses pensées soigneusement examinées et bienveillantes concernant les dysfonctionnements ainsi que ses propositions pour une meilleure organisation des affaires religieuses et ecclésiastiques. Autrement dit, les idéaux kantiens des Lumières ne sont pas en contradiction avec la gouvernance autoritaire. Au contraire, ils peuvent même contribuer à sa promotion. Si le chef de l’État est un monarque ou un pape éclairé, qui d’autre que lui pourrait contraindre ou motiver le public à s’exprimer publiquement, en tant qu’érudit, contre l’immoralité ou l’injustice ? Deuxièmement, Zehnder écrit que les Lumières ont facilité l’accès au savoir afin de promouvoir l’usage de sa propre raison. Il mentionne les encyclopédistes français qui ont publié la première encyclopédie moderne en 1751. Kant, en revanche, n’accorde pas une importance capitale à l’accès au savoir et à l’information. Son principal appel était plutôt de se libérer des dogmes, des croyances et des préjugés. (15) Si Denis Diderot et Jean-Baptiste d’Alembert, qui vécurent dans la France monarchique sous Louis XV, ont effectivement contribué à la lutte contre les préjugés, on ne peut pas en dire autant sans équivoque des sources de connaissance modernes. Une encyclopédie qui fournit des définitions n’est pas la même chose qu’une contribution sur un réseau social ou une application de messagerie exprimant des opinions sur ces définitions. Les médias, les réseaux sociaux ou les conversations IA ne contribuent en rien aux Lumières : ils pensent et jugent à notre place. Ils sont précisément devenus la principale source de dogmes, de croyances et de préjugés. Comme le disait Deleuze : « Toute information est un ensemble de slogans ». (16) Lorsqu’on nous informe, on nous dit ce que nous devons croire. Autrement dit, informer signifie diffuser des slogans. On nous transmet de l’information, c’est-à-dire qu’on nous dit ce que nous devons croire. En fin de compte, cela signifie que l’information est le système de contrôle. Dans ce cas, il est impossible d’utiliser sa propre raison sans l’aide d’autrui, sauf contre-information. La contre-information doit ici être comprise comme une résistance au système d’information lui-même. Elle n’est efficace que si elle devient un acte de résistance, et l’art y joue un rôle central. Une œuvre d’art n’est pas un moyen de communication et ne contient certainement pas d’information. Néanmoins, il existe une affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance. Deleuze s’appuie ici sur le concept de Malraux, affirmant que l’art est la seule chose qui résiste à la mort. (17) Une statuette datant de 3 000 ans avant notre ère constitue un exemple impressionnant de cette résistance. Il s’ensuit qu’à l’époque des Lumières, l’art aurait dû remplacer complètement l’information. Depuis Kant, cela ne s’est jamais produit, et il est difficile d’y croire, à moins qu’un dirigeant autoritaire, animé d’un respect fanatique pour l’art, ne l’impose et ne bloque toutes les sources d’information.

Une autre solution, proposée par Habermas, successeur d’Adorno et de Horkheimer, établit également un lien entre les Lumières et l’art. Dans son article « La modernité – un projet inachevé », Habermas adopte une position plus clémente à l’égard des conséquences de l’ère post-kantienne et met en garde contre les conclusions hâtives et négatives sur la modernité, telles que l’« irrationalité » ou la « régression ». (18) Il évoque le concept de posthistoricité de Walter Benjamin, qui implique une perspective où les événements historiques ne sont plus appréhendés comme une séquence continue et ordonnée, mais plutôt comme fragmentés, l’accent étant mis sur la discontinuité et la rupture avec le passé. De même que la mode perçoit l’actualité en circulant dans les méandres du passé, la modernité s’inspire également du passé en y sélectionnant des éléments, non pas dans le but d’une reproduction fidèle, mais pour les adapter et les réinterpréter au présent. Habermas souligne qu’il n’a aucun sens de fonder une critique de la modernité sur l’hypothèse d’une régression totale de la société, car la conscience du temps se révolte contre la muséification figée des normes pratiquée par l’historicisme. La modernité n’emprunte plus à l’autorité d’une époque révolue, mais uniquement à l’authenticité d’une actualité passée. Alors que ce qui a traversé le temps était autrefois toujours considéré comme classique, la modernité crée désormais son propre classicisme. Une modernité classique ne semble plus étrangère. Cette nouvelle conscience du temps s’exprime dans l’anticipation d’un avenir indéfini et dans le culte du nouveau. Cependant, cette orientation vers l’avenir et cette célébration du dynamisme reviennent en définitive à glorifier l’actualité. Ceci explique l’opposition abstraite à la tradition, c’est-à-dire la tentative de neutraliser toutes les normes ainsi que ce qui est moralement bon et pratiquement utile.

Habermas admet que nous assistons à la fin de l’idée d’art moderne, mais il n’y voit pas nécessairement un adieu à la modernité. (19) Dans cet esprit, il analyse les revendications des néoconservateurs envers l’art d’avant-garde, qui imprègne les valeurs du quotidien et infecte le monde avec la mentalité du modernisme. Bell, l’un des représentants des néoconservateurs américains, impute ainsi la dissolution de l’éthique protestante à une culture. Cette culture, dont le modernisme suscite l’hostilité envers les conventions et les vertus d’un quotidien rationalisé par l’économie et l’administration. De plus, l’avant-garde serait arrivée à son terme – elle n’est plus créative. C’est pourquoi Bell souhaite resserrer les normes, poser des limites au libertinage et restaurer la discipline et l’éthique du travail en suscitant un renouveau religieux. Ce n’est qu’ainsi, soutient-il, que le lien avec les traditions naturelles peut être assuré ; des traditions qui résistent à la critique, permettent des identités clairement définies et offrent à l’individu une sécurité existentielle. Cependant, Habermas souligne que l’extrémisme que les néoconservateurs attribuent à la modernité culturelle n’explique en rien les processus internes de la modernisation capitaliste réussie de l’économie et de la société. La modernité culturelle n’a rien à voir avec l’hédonisme, le refus de se conformer aux attentes sociales, le narcissisme ou le retrait de la compétition pour le statut et la performance, car elle n’intervient dans ces processus que de manière hautement médiatisée. Par conséquent, Habermas appelle à une exploration plus approfondie des causes socioculturelles dont le néo-conservatisme tente de détourner l’attention. L’évolution des attitudes au travail, des habitudes de consommation, des niveaux d’aspiration et des orientations en matière de loisirs sont des exemples de modernisation sociétale qui, sous la pression des impératifs de la croissance économique et des efforts organisationnels de l’État, interviennent de plus en plus dans l’écologie des formes de vie naturellement développées et dans la structure interne communicationnelle des mondes de vie historiques.

L’argument suivant d’Habermas en faveur de la modernité repose sur l’échec du surréalisme à remettre en question l’art dans sa globalité. (20) Toutes les tentatives de discréditer l’art, par exemple en déclarant tout art, en élevant chacun au rang d’artiste, en abolissant toutes les normes et en considérant les jugements esthétiques comme de simples expressions subjectives de l’expérience, se sont révélées absurdes. Au lieu d’abolir l’art, toutes les catégories par lesquelles l’esthétique classique avait défini son domaine d’objet ont été ironiquement confirmées. Après que la révolte surréaliste a brisé les vases d’une sphère culturelle obstinément développée, son contenu s’est dissous. De plus, une tradition culturelle façonnée par la pratique communicationnelle, les interprétations cognitives, les attentes morales, les formes d’expression et les évaluations ne peut être remplacée par l’unilatéralité ou l’abstraction. En ce sens, Habermas appelle à tirer les leçons des erreurs qui ont accompagné le projet de modernité, notamment celles des programmes d’abolition exagérés, au lieu d’abandonner la modernité et son projet lui-même. Il suggère que la réception de l’art pourrait ouvrir une voie de sortie aux apories de la modernité culturelle. Fondamentalement, la réception de l’art est comprise comme un processus par lequel le profane, amateur d’art, devrait devenir un expert. Cependant, il se comporte parfois comme un connaisseur reliant ses expériences esthétiques à ses propres problèmes de vie. Ce second mode de réception, chez le profane, prend une direction différente de celle du critique professionnel. Habermas cite ici Albrecht Wellmer, qui a noté qu’une expérience esthétique qui ne se traduit pas principalement par des jugements de goût change de signification. Elle entre dans un jeu de langage en étant utilisée de manière exploratoire pour éclairer une situation historique et en lien avec des problèmes de vie. Ce jeu de langage n’est plus celui de la critique esthétique, car avec l’expérience esthétique, il intervient simultanément dans les interprétations cognitives et les attentes normatives. Dans ce contexte, l’art et l’histoire sont perçus comme des outils d’éclaircissement personnel et politique. Le processus est lent, réflexif et transformateur ; il exige du profane qu’il repense sans cesse ses idées et ses perspectives et les intègre à son propre vécu et à son contexte social.

Cependant, je crois que la réception de l’art ne suffira pas à gérer la modernité culturelle avec ses propres apories sans modifier la conscience du temps. À l’ère du présent omniprésent, nous devons enfin reconnaître l’inutilité de valoriser le transitoire, le fugace, l’éphémère. Une confiance excessive dans les prédictions de la modernité n’est pas un signe de rationalisme au plus haut niveau, mais plutôt d’ignorance charlatane. L’état d’esprit de cette époque prétend s’aventurer dans l’inconnu, s’exposer à des rencontres choquantes et conquérir un avenir encore inexploré – mais en réalité, il n’avance pas d’un pas, s’enfonçant dans les profondeurs indifférentes de l’histoire. L’intention de briser le continuum de l’histoire transforme la modernité en un phénomène sans permanence. On ne peut pas prétendre que l’humanité est tombée dans une nouvelle forme de barbarie, car ce fantôme de l’histoire est dépourvu de tout critère de jugement. En même temps, on ne peut pas dire que la modernité possède les conditions préalables pour s’accrocher aux intentions des Lumières jusqu’à ce que l’humanité revienne au courant dominant de l’histoire. Pour créer de nouvelles valeurs, nous devons nous appuyer sur des valeurs durables que seul le continuum du passé peut fournir. Par conséquent, le désenchantement du culte du présent doit consister en un rejet total de toute domination sur l’avenir. En termes simples, cela signifie accepter l’inconnu, se déconnecter du monde d’information extérieur, c’est-à-dire, résister à l’immédiateté et à la pression de l’actualité et donner libre cours à sa propre expérience esthétique, afin d’utiliser enfin sa propre raison sans l’aide d’autrui.

Références:

  1. KANT, EMMANUEL, Was ist Aufklärung ? UTOPIE kreativ, n° 159, janvier 2004, p.5.
  2. Ibid., p.6.
  3. Ibid., p.7.
  4. Ibid., p.6.
  5. Ibid., p. 9.
  6. Ibid., p. 10.
  7. HORKHEIMER, MAX / ADORNO, THEODOR W., Dialektik der Aufklärung, Philosophische Fragmente, Fischer Taschenbuch Verlag, novembre 2006, p. 14.
  8. Ibid., p. 15.
  9. Ibid., p. 66.
  10. Ibid., p. 95.
  11. Ibid., p. 122.
  12. Ibid., p. 108.
  13. ZEHNDER, MATHIAS, mai 2022, https://www.matthiaszehnder.ch/wochenkommentar/aufklaerung-2-0/
  14. KANT, EMMANUEL, Was ist Aufklärung ? UTOPIE kreativ, n° 159, janvier 2004, p. 9.
  15. Ibid., p. 6.
  16. DELEUZE, GILLES, « Qu’est-ce que l’acte de création ? Conférence du 17 mars 1987, Fondation Femis, p. 7.
  17. Ibid., p. 9.
  18. HABERMAS, JÜRGEN, « Die Moderne – ein unvollendetes Projekt », Die ZEIT, n° 39/1980, 19 septembre 1980.
  19. Ibid., p. 3.
  20. Ibid., p. 7.