Plotin identifie le mal premier comme non-être, dans un certain sens du néant. La source du premier mal est la matière. Le corps suppose de la matière, mais ce n’est pas la même chose. Alors que le corps a des qualités sensibles, la matière est impassible . C’est une matière non-organisée, obscure, indéterminé, sans forme et propriétés. Si le mal n’existe ni dans les êtres ni dans ce qui est au-delà des êtres, en quel sens on prend non-étant? L’idée du néant est une expression contradictoire et absurde. Toutefois, Plotin élimine la possibilité du néant absolu. Son analyse rejoint la doctrine aristotélicienne de catégorie. Si l’étant se dit en des multiples sens, il s’ensuit analytiquement que le non-étant se dit en des multiples sens. Quand on dit que « rouge n’est pas vert », cela ne veut dire pas que rouge n’existe pas. C’est juste qu’il n’y a pas de cette qualité d’être vert. Rouge est autre que vert. Donc, le non-être est autre que l’être.

Le miroir des simulacres

En quoi le mal est-il une forme du néant? Il est autre que l’être dans le sens de l’image qui n’est pas la même réalité. C’est une image trompeuse, fausse, déformé qui ment en tout ce qu’on imagine. Grande qu’on imagine en elle, est petite, rouge est verte, être est non-être. Or la matière va apparaître comme le support, le substrat invisible sur lequel se forment ces images ou simulacre. Autrement dit, la matière est un miroir, mais pas un miroir au sens moderne du mot. En antiquité, le miroir est un synonym d’une connaissance obscure parce qu’il reflète l’image indistincte. Donc, la matière de Plotin est comme surface réffléchissante, obscure que nous ne voyons pas mais sur laquelle jouent des images et des simulacres des intelligibles. La matière ne peut pas s’unir à l’être, mais elle tire quelque chose de son voisinage avec lui. Quand la matière arrête et renvoit le rayonnement procédant des êtres, le reflet des choses et des mélanges se combinent en elle. En restant la même, la matière devient cause de la génération.

Le mal en soi

On peut s’interroger sur la question de savoir par quoi le mal est mauvais. Seule matière peut correspondre à la définition du mal, mais elle ne peut pas avoir aucune qualité. Le propre du mal c’est de n’avoir rien au propre. S’il n’est rien et n’a pas d’action propre, comment peut il avoir de la puissance de nous corrompre, de nous rendre mauvais? Tout le principe du mal est l’indétermination. Cette indétermination est toujours là qui est au fond du monde sensible. Lorsque l’âme descend dans les ténèbres, elle jette sur la matière la forme des objets, craignant qu’elle s’arrête trop longtemps sur le non-être. La matière comme le tain d’un miroir attire l’âme, séduit, communique ce désordre, cette indétermination. Ces reflets, ces formes trompeuses font l’âme captivé. Donc, le mal ne peut pas agir sur nous que par l’illusion. Le mal est par lui-même faible et inactive, mais que la présence du bien lui donne de la force et la pousse à agir. En coexistant avec le bien, le mal l’affaiblit par sa présence, tandis que lui-même emprunte à cet état puissance et forme. C’est une puissance de l’impuissance.

La connaissance de la matière

L’indéterminé n’est pas une absence complète de connaissance. En voulant saisir la matière par la pensée, on arrive à la négation de toute pensée. On pense sans penser véritablement. Pour l’œil, la matière est une obscurité, la plus laide des réalités, sans couleur, sans lumière. À voir les yeux ouverts dans l’obscurité est le paradox de la connaissance de la matière. À la fois c’est voir au sens d’exercer une activité. En même temps, ce n’est pas voir puisqu’on ne voit rien. Donc, la connaissance de la matière veut dire voir et en même temps ne pas voir, connaissance et non-connaissance. Plotin nous n’invite pas à pratiquer habituellement cette méditation dangereuse qui se tourne vers les ténèbres et le néant. C’est contre-nature. Pourant, on doit le faire en tant que philosophe pour comprendre ce qu’il y a au fond du mal.

Critique de Proclus

La thèse de Plotin que le premier mal c’est la matière sera rejetée par Proclus. Il indique que le phénomène du bien qui diminue en intensité et abouti à la constitution du mal comme tel paraît désastreux et contradictoire. Soit on admet l’existence de deux principes des êtres, soit on fait du bien la cause du mal. Si on admet que chaqun des deux est un, il est nécessaire que l’un existe avant eux deux. Donc, le bien et le mal seraient tous deux un par le même principe unique. S’il y a un principe uni de l’univers de qui tout dépend, de qui tout provient, comment a-t-il pu permettre produire le mal? On ne peut pas accepter non plus que le mal provient du bien. On dit que la cause du bien est un bien encore plus grand. De même, ce qui est cause du mal est un mal encore plus grand. Par conséquent, cela changerait la nature propre du bien. Si la nature du bien reste constante, c’est alors le mal qui devrait être bien, puisqu’il se bonifierait en assumant les qualités de sa cause.

Pour éviter ces deux contradictions, Proclus veut démontrer non seulement que la matière n’est pas un mal, mais encore qu’elle est un bien. Il accepte que la matière est nécessaire pour que l’univers soit beau. Pourtant, la matière n’est pas responsable de la faiblesse et de la chute des âmes. Comment peut-on expliquer que l’inférieur agit sur le supérieur et que l’impuissant agit sur ce qui est plus puissant que lui? Si les âmes tombent elles-mêmes dans le sensible, se dirigent vers la matière, comment peut-on attribuer de la responsabilité à la matière? Selon Proclus, c’est la passion et l’appétit de l’inférieur des âmes qui les descendent vers la matière. La cause de la descente de l’âme est une fatique d’être enseble, une fatique de la contemplation dans la communauté des âmes. C’est une fatique transcendantale, à savoir un désir de s’isoler, d’avoir son domaine en soi. Si ce n’est pas la matière qui est responsable de la séduction des âmes, elle n’est ni un bien, ni un mal. On ne peut pas dire qu’elle est un mal puisqu’elle provient du bien. En même temps, elle n’est un bien en tant qu’une chose le plus loin du bien. La matière est une condition du bien, une chose nécessaire. Dans ce cas, il n’y a aucune difficulté ce que la matière soit l’ultime principe du bien.

Bibliographie:

  • Plotin, Ennéades, Traduction Marie-Nicolas Bouillet (1857-1861)
  • Proclus, Commentaire sur le Parménide (vers 470). Ancienne trad. par Chaignet, Leroux, 1900, 3 t.