Selon Kant, le genre humain a toujours été en progrès et continuera toujours à l’être en poursuivant le dessein de la nature. Or, ce progrès est basé sur plusieurs aspects de l’humanité : l’unité de l’espèce humaine, sa perfectibilité conforme à un plan déterminé de la nature et son caractère moral. 

L’unité de l’humanité

Kant tend très clairement à affirmer l’unité de l’humanité pour postuler la signification morale de son unité biologique. Il défend le concept d’après lequel tous les hommes sur toute l’étendue de la terre appartiennent à un seul et même genre naturel, puisque leurs croisements donnent naissance aux enfants eux-mêmes féconds. Par exemple, l’âne et le cheval se ressemblent, mais ils n’appartiennent pas à une même espèce. Leurs croisements ne donnent pas naissance aux espèces eux-mêmes capables de reproduction comme chez les hommes. Pour cette raison, les races distinctes comme les blancs et les noirs, quelles que soient leurs aspects physiques différents, appartiennent à un seul et même genre physique. Il y a eu donc une souche primitive qui s’est différenciée sous l’action du milieu. Des germes et des dispositions naturelles ont adaptés l’homme à la place qu’il occupe. Or, ces adaptations ne sont pas le fruit du hasard ou des lois mécaniques. Car des choses extérieures comme l’air, le soleil, l’alimentation peuvent modifier un corps, mais ces modifications sont plutôt occasionnelles. L’homme doit avoir une certaine disposition inhérente qui propage un caractère acquis même en l’absence de sa cause.

Le dessein de la nature

Kant considère que les hommes tendent à réaliser leurs aspirations selon un certain plan de la nature. Ils n’agissent pas simplement ni selon leurs instincts comme les animaux, ni selon un plan déterminé personnel comme des citoyens raisonnables. Ils poursuivent leurs fins particulières en conformité avec le dessein de la nature dont ils ignorent. Pour trouver un fil conducteur que les hommes suivent, Kant expose 9 propositions en s’appuyant sur les dispositions naturelles.

1. Toutes les dispositions naturelles d’une créature sont déterminées de façon à se développer un jour complètement et conformément à un but. (p.71)

Les dispositions naturelles sont les principes d’un développement déterminé d’un corps. Chaque organe remplit son but et a la raison d’être. Si ce n’est pas le cas, la nature marcherait à l’aveuglette vers l’indétermination affligeante.

2. Chez l’homme (en tant que seule créature raisonnable sur terre), les dispositions naturelles qui visent à l’usage de sa raison n’ont pas dû recevoir leur développement complet dans l’individu mais seulement dans l’espèce. (p.71)

Les projets de la raison d’une créature ne connaissent pas de limites. Comme chaque homme jouit d’une vie limitée, il ne peut pas faire un complet usage de toutes ses dispositions naturelles et, par conséquent, arriver à la perfection de sa destinée. Pour que la raison s’avance d’une manière continue d’un degré d’intelligence à un autre, le dessein de la nature doit reposer sur la lignée interminable de générations où chacune transmet à la suivante son intelligence. Sans cette transmission, les dispositions naturelles devraient être considérées comme vaines. Ce serait le gâchis de la nature puisqu’elle faisait les dépenses excessives pour atteindre ses buts.    

3. La nature a voulu que l’homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l’agencement mécanique de son existence animale, et qu’il ne participe à aucune autre félicité ou perfection que celle qu’il s’est créée lui-même, indépendamment de l’instinct par sa propre raison. (p.72)

Si la nature ne fait rien en vain et emploie ses moyens de la meilleure façon possible, l’homme ne devait pas agir ni par l’instinct, ni par une connaissance innée. Tout devait être entièrement son œuvre propre.

4. Le moyen dont la nature se sert pour mener à bien le développement de toutes ses dispositions est leur antagonisme au sein de la Société, pout autant que celui-ci est cependant en fin de compte la cause d’une ordonnance régulière de cette Société. (p.74)

L’homme ne peut pas accomplir les fins de la nature ni dans la solitude ni dans la concorde, mais dans l’insociable sociabilité. C’est une inclination de l’homme à entrer en société et en même temps à s’isoler pour diriger tout dans son sens. C’est à travers de cette résistance, toutes les forces de l’homme s’éveillent en menant à bien le développement de toutes ses dispositions. Sans ces qualités d’insociabilité, tous les talents de l’homme resteraient endormis à cause d’une satisfaction et un amour mutuel parfait.

5. Le problème essentiel pour l’espèce humaine, celui que la nature contraint l’homme à résoudre, c’est la réalisation d’une Société civile administrant le droit de façon universelle. (p.76)  

 La résistance de l’homme en société doit être compatible avec celle d’autrui. Ce n’est que dans une organisation civile d’une équité parfaite que toutes les dispositions de l’homme épanouissent dans le cadre de l’humanité. La société civile va produire le meilleur effet comme l’on peut voir dans une forêt. Les arbres, qui dépassent les uns les autres en liberté limité, poussent beaux et droits. Ceux qui s’emparent de l’air et du soleil en lançant en toute liberté ces branches, poussent tordus et courbés.   

6. Ce problème est le plus difficile ; c’est aussi celui qui sera résolu en dernier par l’espèce humaine. (p.77)

Pour que chacun ne puisse abuser de sa liberté à l’égard de ses semblables, l’homme souhaite une loi qui limite la liberté de tous. Il a donc besoin d’un maître qui impose l’autorité des lois. Ce maître, à son tour, a besoin d’un maître etc. La tâche la plus difficile est de trouver un chef suprême qui doit être le maître pour lui-même. On ne peut pas espérer que nous approcher de cette idée et réaliser cette approximation après de multiples tentatives.

7. Le problème de l’établissement d’une constitution civile parfaite est lié au problème de l’établissement de relations régulières entre les États, et ne peut pas être résolu indépendamment de ce dernier. (p.79)

Il est inutile d’établir une constitution civile parfaite sans prendre en compte les relations extérieures. Tout comme l’homme, l’État s’efforce de jouir d’une liberté sans contrainte en contraignant les autres États. Par le moyen de cette incompatibilité entre grandes sociétés qui produit les conflits, les guerres, les misères, la nature pousse les États à sortir de l’état anarchique de sauvagerie pour entrer dans une Société des Nations. Grâce à cette force unie, chaque État pourrait atteindre la garantie de sa sécurité dans une constitution conforme à des lois.

8. On peut envisager l’histoire de l’espèce humaine en gros comme la réalisation d’un plan caché de la nature pour produire une constitution politique parfaite sur le plan intérieur, et, en fonction de ce but à atteindre, également parfaite sur le plan extérieur ; c’est le seul état de choses dans lequel la nature peut développer complètement toutes les dispositions qu’elle a mises dans l’humanité. (p.83)

Cette proposition résume toutes les propositions précédentes en formulant le dessein de la nature.

9. Une tentative philosophique pour traiter l’histoire universelle en fonction du plan de la nature, qui vise à une unification politique totale dans l’espèce humaine, doit être envisagée comme possible et même comme avantageuse pour ce dessein de la nature. (p.86)

Kant conclut que cette idée du dessein de la nature pourrait nous servir de fil conducteur dans les actions humaines. À travers l’irrationalité apparente des conflits, on peut espérer une perspective consolante sur l’avenir de l’espèce humaine qui vise au plus haut degré de perfectionnement. En ce qui concerne l’histoire contemporaine, chacun doit se demander comment nos descendants éloignés apprécieront nos actions de point de vue de la contribution qu’elles ont apportées.    

La tendance morale de l’humanité

Il doit se produire dans l’espèce humaine un événement qui démontre un caractère moral de cette humanité. C’est la tendance qui permet d’espérer le progrès comme conséquence inévitable. Il s’agit du jeu de grandes révolutions qui trouve une sympathie d’aspiration dans les esprits de tous les spectateurs. Recourir à une révolution est toujours injuste puisqu’elle transgresse la moralité. Elle mène à la destruction, démembrement, ruines après lesquels se forment de nouveaux corps. Pourtant, c’est une disposition morale du genre humain qui produit cet enthousiasme et l’espoir de mener la révolution à bien. Cet évènement n’est pas un phénomène de révolution, mais un phénomène de l’évolution d’une constitution de droit naturel. Doué de liberté, l’homme n’est pas un mouton. Même en étant docile, nourri et défendu, le peuple ne se contente pas de jouir de l’agrément de la vie. Le peuple tend à se donner une constitution politique à son gré. Or la constitution qui est conforme au droit et moralement bonne ne peut être que la constitution républicaine. C’est donc à travers les guerres extérieures et intérieures, qui ruinent toute constitution existante, la nature nous conduit à s’orienter vers une constitution qui est républicaine soit par sa forme politique, soit seulement en vertu du mode de gouvernement. It s’agit de l’administration de l’État sous l’unité d’un chef or monarque qui traiterait un peuple comme si le peuple prescrirait les lois à lui-même. En suivant des lois de liberté, la société non seulement s’éloignera de la guerre et de la destruction de tout bien, mais aussi augmentera les bonnes actions des hommes. Cette bienfaisance s’étendra aux peuples dans leurs relations extérieures jusqu’à la société cosmopolite. Donc, la perfectibilité des dispositions naturelles est toute idée de la dimension morale du progrès et not pas du progrès biologique de l’humanité. L’histoire de l’homme n’est plus la question de savoir si dans l’avenir surgiront de nouvelles races humaines. C’est plutôt l’histoire moral de la totalité des hommes unis sur terre.    

Prédire l’avenir de l’humanité

La question qui se pose est de savoir si on peut prédire avec certitude l’avenir de l’humanité par l’expérience. On définit trois grands types de conceptions qui visent à régler le problème du progrès :

  • Le genre humain se trouve en perpétuelle régression,

Ce n’est pas possible puisque si l’Humanité descendait à un certain degré, elle s’anéantirait elle-même. Par conséquent, la régression de l’Humanité ne peut pas durer constamment.    

  • Le genre humain se trouve en constante progression par rapport à sa destination morale,

Cette opinion appelé l’eudémonisme est également problématique puisqu’il est basé sur la théodicée leibnizienne. Si on admet qu’il y a chez l’individu le bien et le mal de la même masse constante qui ne peut être ni augmentée ni diminuée, la quantité de bien ne pourrait pas augmenter en son fond. Pour produire plus de bien, il faut que le capital du bien dépasse ce qu’il produit. Pourtant, le bien ne peut pas s’élever par son effort et donc sa quantité reste toujours la même. Dans ce cas, la conception leibnizienne de la liberté dans la monade qui se développe spontanément laisse peu d’espoir en faveur de la progression. Pour que l’espèce humaine progresse, elle doit de se surpasser et de tirer de sa force plus de bien qu’elle ne contient.

  • Le genre humain demeure en stagnation et reste éternellement au degré actuel de sa valeur morale.

Ce concept est plus répandu parmi les autres. On constate que l’espèce humaine a ses hauts et ses bas, en sorte que le progrès nous semble imaginaire. Il parait qu’on circule autour d’un même point. Néanmoins, il est difficile de croire que la nature s’amuse dans ce jeu du progrès et du recul à grand frais avec dépense d’intelligence.

Kant admet qu’on ne peut immédiatement résoudre le problème du progrès par l’expérience. Les espèces humaines agissent librement du point de vue sous lequel nous les considérons. Par conséquent, on peut toujours réfuter chaque doctrine par une expérience nouvelle. La raison est aussi incapable de résoudre pleinement ce problème même si on change le point de vue comme l’avait fait Copernic pour l’astronomie. En se plaçant du point de vue du Soleil, Copernic a réussi à définir le cours des planètes. De même, on pourrait se placer du point de vue du « Soleil » pour prédire les actions libres humaines. Pourtant, ce serait le point de vue de la Providence, qui se situe au-delà de toute sagesse humaine. On pourrait aussi prédire le progrès de l’être humain, si on le considérait comme naturellement bon. Mais, on ne peut pas le considérer comme tel, étant donné le mélange avec la proportion inconnue du Bien et du Mal dans ses dispositions naturelles.  

Le progrès de l’humanité n’est donc réellement pensable que comme effet de la liberté qui se manifeste dans le pouvoir des hommes de dépasser par la raison les déterminations naturelles. Dans ce dépassement à travers l’irrationalité des conflits et « l’insociable sociabilité » se réalisent les fins de la nature. La liberté, sur laquelle se fonde la dimension morale, nous montre qu’au-delà du désordre apparent des actions humaines, nous pouvons attribuer un sens au cours de l’histoire.     

Bibliographie:

  • Kant, Opuscules sur l’histoire, édition: Philippe Raynaud, traduction (Allemand) : Stéphane Piobetta, Flammarion, 1990