J. Lichtenstein sur le jugement esthétique
La réflexion sur le goût appartient à une tradition littéraire, rhétorique, mondaine. On trouve la réflexion sur le goût dans les traités sur les manières, alors que la réflexion sur l’esthétique est évidemment une problématique philosophique.
La réflexion sur le goût participe toujours d’une réflexion sur la place de l’individu dans une société, dans un groupe social. Comment est-ce qu’il faut se comporter, comment est-ce qu’on doit juger des œuvres d’art ? C’est la réflexion sur la culture. Le goût est ce qu’on distingue et c’est ce qui me distingue. Cette manière que j’ai de distinguer les choses me distingue socialement. En me distinguant, cela me permet d’entrer dans un groupe des gens qui sont distingué comme moi. Les critères de la distinction sociale sont les critères de regroupement et de la division. Le goût est le domaine de guerre, de violence, d’affrontement social. En tous cas, la réflexion sur le goût renvoi toujours à une réflexion sur la place de l’individu dans la société et la détermination de la recherche des critères.
Le sujet du jugement esthétique tel que la pensée de la philosophie n’est pas un sujet social mais un sujet métaphysique. Sous la problématique philosophique du jugement esthétique se profite toujours la problématique sociale ou rhétorique. Est-ce qu’on peut aborder la question du jugement esthétique indépendamment de toutes critères : le goût, l’éducation, la société etc. ?
Deux individus peuvent avoir les goûts différents. L’un dit que c’est beau, l’autre dit que c’est laid. Ce qui se passe entre les deux est un rapport de force. C’est un domaine de violence. C’est ton goût. C’est mon goût. On suppose que le goût est subjectif, qui est relatif. Quand il n’y a pas de discussion on va utiliser d’autres moyens, moyens de l’argumentation, de l’autorité.
Pourquoi cette question du jugement esthétique devient centrale au XVII-XVIIIème siècle ? Un jugement est un acte, un exercice de la volonté. Cela consiste à dire quelque chose à propos de quelque chose. Si je dis « sucré », ce n’est pas un jugement. « Un chocolat est sucré » est un jugement. Si je dis « le chocolat est noir », la proposition « le chocolat est noir » est vrai si le chocolat est noir. « Le chocolat est noir » peut être faux. Donc, il y a deux types de vérité : vrais ou faux.
Depuis XVIIème siècle on a toujours distingué les jugements empiriques (La table est en bois, le chocolat est noir) et les jugements logiques (le cercle est une figure dont tous les points sont équidistants du centre. Si tous les points de la figure ne sont pas équidistants, ce n’est pas un cercle). Dans le cas de jugement empirique le faux n’est pas contradictoire. Le faux est possible. Le chocolat n’est pas noir, mais peut être noir. Dans le cas de jugement logique, le faux implique toujours contradiction. On distingue la vérité de fait et la vérité de raison. Les vérités de raison sont les vérités qui sont vrais dans tous les mondes possibles. Les vérités de fait sont des vérités qui sont empiriquement justes mais qui pourraient ne pas l’être. Les vérités de raisonnement sont nécessaires si leurs opposés sont impossibles. Les vérités de fait sont contingentes si leurs opposés sont possibles. Quand on dit « Le soleil ne se lèvera pas demain », cette proposition est empiriquement fausse, mais elle n’est pas démonstrativement fausse. On peut imaginer un jour où le soleil ne se lèvre pas. Pourtant, on ne peut pas imaginer un cercle dont tous les points ne sont pas équidistants du centre. Est-ce que la fausseté d’un jugement esthétique peut-être démontré ? Est-ce que c’est quelque chose démonstrative, empirique ?
On distingue les jugements synthétiques et les jugements analytiques. Quand on appelle les jugements synthétiques, ce sont les jugements d’expérience. Une proposition analytique est une proposition où le prédicat est inclus dans le sujet. « Le Dieu est parfait » est une proposition analytique, puisque l’idée de la perfection est contenue dans la définition du mot Dieu. Une proposition synthétique est une proposition où le prédicat ajoute quelque chose au sujet mais n’est pas contenu dans le sujet. « La table est un bois » est une proposition synthétique. Est-ce que le beau est compris dans le concept d’art ? Est-ce qu’une œuvre d’art est nécessairement une œuvre d’art belle ou pas ? Est-ce que le beau est quelque chose qui s’ajoute ou c’est quelque chose que fait partie de ? Est-ce une œuvre d’art peut-être une mauvaise œuvre d’art ? Si une œuvre d’art est nécessairement réussite, cela veut dire qu’on estime que la réussite fait partie de la définition d’œuvre d’art. L’œuvre d’art devient une définition analytique.
Chez Kant, le jugement esthétique n’est ni le jugement analytique, ni le jugement synthétique. Ce n’est pas un jugement de connaissance. C’est un jugement réfléchissant parce que c’est un jugement qui ne dit rien de l’objet, mais qui dit quelque chose sur le sujet qui se rapport à cet objet. Quand je dis « la table est en bois », je dis quelque chose sur la table. Si je dis « la table est belle », cette proposition ne me donne aucune information sur la table. Le prédicat « beau » ne renvoie à aucune propriété de l’objet. Ce n’est pas un jugement faux mais un jugement qui exprime l’attitude du sujet à l’égard d’un objet. Au moyen Âge, on parle de la beauté de la cathédrale, de la beauté d’architecture. Par exemple, la clarté était un critère de la beauté. Il s’agit de la lumière irradiée d’un corps céleste. D’autres critères étaient la proportion, l’harmonie. Il y avait un consensus, un accord général parmi les membres d’un groupe. Il est évident qu’aujourd’hui ce consensus est entièrement rompu. Quand on dit quelque chose est beau tous ce qu’on dit c’est que cela nous plait. Il n’y a plus de propriété qui permet de fonder ce jugement.
Est-ce que le plaisir, le sentiment que je prouve est produit, causé, occasionné par des propriétés qui existent ou est-ce que c’est une manifestation de ma subjectivité libre sans cause et sans raison ? Est-ce qu’on aime quelque chose parce que les propriétés sont aimables ou est-ce que le sentiment est totalement indépendant de cette propriété ? Selon Spinoza, on ne voit pas les propriétés tant qu’on ne l’aime pas. Quand on aime la personne on découvre toutes les qualités qui font la personne aimable. Ça va du sujet au l’objet, et non pas de l’objet au sujet. Il faut distinguer entre les causes et les raisons. Il y a les causes dans le domaine physique, alors que dans les actions humaines ce sont des raisons. Le fait que j’aime un objet dit qu’il y a des raisons mais ces raisons ne sont pas des causes. Si les comportements humains étaient déterminés par les causes, nous serions des machines.
Carnap distingue entre trois sortes des jugements :
- Les jugements analytiques qui sont vrais ou faux ;
- Les jugements synthétiques, ça veut dire les jugements empiriquement vérifiables ;
- Les jugements ou plutôt des énoncés qui n’ont pas de sens. Ce sont les jugements éthiques et esthétiques.
Le jugement esthétique est un jugement paradoxal puisqu’il a une forme de jugement empirique mais n’est pas un jugement empirique.
On peut distinguer entre des jugements descriptifs et des jugements évaluatifs. Le jugement descriptif est un jugement qui décrit une propriété de l’objet. Le jugement évaluatif est un jugement qui donne une valeur, le prix de l’objet. Le jugement esthétique appartient à une classe des jugements qu’on appelle le jugement de valeur. Si je dis que le chocolat est noir, je ne dis pas que c’est mieux que le chocolat blanc. Si je dis que cette chose est belle ça implique un jugement de valeur, c’est-à-dire une hiérarchie des choses désirables. Les objets esthétiques sont des objets désirables.
Le domaine de fait c’est une chose qui existe indépendamment de moi. Il s’agit du domaine de science, par exemple. Le domaine de valeur est un domaine de chose qui se rapporte au sujet et que le sujet exprime la hiérarchie et le prix de l’objet. La valeur attache le prix. Traditionnellement, on dit que le domaine des sentiments c’est un domaine de valeur. La valeur est subjective, le fait est objectif. La valeur est relative. Elle dépend du système de valeur qui fait la procédure d’évaluation. Les choses ne sont pas importantes en soi. Dans le domaine de la science il y a une valeur. Idem pour l’éthique. La vérité est mieux que le mensonge. La justice est mieux que l’injustice. Quelle est la spécificité de prédicat de valeur ? Le concept de valeur implique toujours un jugement de valeur et une appréciation. Quand je dis « La table est un bois », le prédicat « en bois » correspond à une propriété de l’objet. Les prédicats de valeur comme gracieux, chère, bien, juste etc. sont introduits comme des propriétés descriptives mais en fait ils ne sont pas des propriétés qui appartiennent aux objets mais des propriétés relationnelles. Ils impliquent une relation entre le sujet et l’objet. La valeur implique la dimension de désir. Dire que le bien et le beau sont des valeurs signifie qu’ils sont des objets de désir. Peut-on désirer le mal sans penser que le mal est un bien ? (La question de Platon) L’homme toujours désire un bien, mais il se trompe. Donc, il n’y a pas place pour la valeur. Est-ce qu’on peut imaginer aimer le laid en tant que laid ? Ou désirer le mal en tant que mal ?
Il y a une différence entre évaluation et valorisation. Selon la position subjectiviste, toute évaluation est un processus de valorisation. Si je dis que cette œuvre d’art est belle, je la valorise. Une position subjectiviste est nécessairement relativiste. Elle suppose qu’il n’y a pas de critères objectives qui déterminent la valeur. Quand je dis que telle œuvre d’art est belle, en fait, je projette mon système de valeur, mon système de critères dans l’objet indépendants de tous les examens. L’évaluation détermine une valeur par examen, par inspection, alors que la valorisation est le fait de la mode, de marché. Un même objet peut être un objet d’évaluation de valorisation. Aujourd’hui la valeur esthétique d’œuvre d’art est totalement indépendante du matériau, du temps passé etc. tout ce qu’intervient dans la détermination de valeur. La distinction entre la valorisation et l’évaluation est essentielle. Si on ne les distingue pas, l’activité de la critique n’a plus aucun sens. Qu’est ce que c’est qu’un critique d’art, critique de cinéma, de peinture, de théâtre, de musique ? Pourquoi tel tableau est supérieur à l’autre ? La critique implique le travail d’évaluation. Donc, dire que tout le jugement de valeur relève la valorisation et pas d’évaluation c’est abolir toute critique.
Quand je dis telle chose est belle, je suppose que telle est belle pour tous. Je postule l’idée d’universalité. Nietzsche dit que c’est le contraire. Le domaine de goût et de valeur est un domaine de la lutte. On craint la lutte, donc on essaye d’éviter toutes les discussions sur le goût. Le domaine de goût est un domaine de division, de désordre. Ce n’est pas un domaine de consensus. Le goût c’est ce qui divise, oppose. Alors que le jugement de goût a été toujours pensé comme un jugement qui divise les sujets, le jugement esthétique dont on pense en philosophie réunit les sujets.
Il y a beaucoup de formes de la relativité. Il y a une relativité sociale qui est relative à la société, à la class social. Il y a une relativité historique qui est relative à une histoire. Après il y a une relativité subjective. C’est mon goût par rapport à ton goût. Mais on suppose que le jugement est partagé. Le subjectivisme implique que c’est le sujet qui crée les critères de détermination de valeur. Quand je dis c’est beau, je manifeste ma liberté, mon pouvoir. Une position objectiviste consiste à dire que si on trouve chose belle c’est parse qu’il y a les propriétés dans l’objet qui déterminent tel prédicat esthétique. Une position subjectiviste consiste à dire que les prédicats esthétiques beau, gracieux, majestueux sont totalement indépendant de la propriété artistique. Est-ce qu’il y a une subjectivité pure ?
Selon François la Rochefoucauld, on a le double sens de goût. Il s’agit de la préférence et de la connaissance. S’il y a la préférence sans connaissance, le goût est aveugle. S’il y a la connaissance sans préférence, ce que je trouve beau ne me plait pas. Ce n’est pas le domaine de goût. Le vrai goût c’est les deux. C’est la synthèse de la connaissance et de la préférence. C’est ce qu’on appelle le goût d’aujourd’hui est une préférence sans connaissance. Le critique consiste à discerner, analyser, montrer les propriétés. L’évaluation suppose une argumentation. Les préférences sont des choses qui se transforment au contact de connaissance. Le goût se transforme, se forme et change en fonction de connaissance.
Le beau est une propriété esthétique, pas une propriété artistique. Mais le beau peut reposer sur des propriétés artistiques. Pendant des siècles on a pensé que le jugement esthétique est une appréciation d’une œuvre par une grande partie artistique. L’objet a été fabriqué pour produire un certain effet esthétique sur le spectateur. Le fait que Leonardo da Vinci a été apprécié aux personnes au XVIIIème siècle ne dit rien contre les propriétés artistiques de ses œuvres d’art.
Bibliographie:
- Lichtenstein, Jacqueline, Les Raisons de l’art. Essai sur les théories de la peinture, Gallimard, 2014.