J. Lichtenstein sur la genèse de la notion de goût
J. Lichtenstein examine la transformation du jugement de goût ou le jugement esthétique. La question du goût est abordée dans les traités sur les manières, qualités morales, sociales etc. Baltasar Gracian, un jésuite espagnol, réfléchit sur la catégorie de « je ne sais quoi ». Cette expression apparaît dans la langue du XVIIème siècle pour distinguer pas la beauté mais quelque chose qui est proche de la grâce. « Je ne sais quoi » apparaît quand on ne peut pas définir. Par exemple, la finesse est une sorte de propriété, une sorte de qualité indéfinissable qui fait que quelqu’un est attirant ou agréable etc. Cette expression définit une sorte de qualité étrange, indéfinissable qui est liée à la séduction. « Je ne sais quoi » est inventé en France en français par le jésuite Dominique Bouhours qui a traduit Baltasar Gracian. Bouhours a inventé cette expression qui n’existait pas en espagnol.
Au XVIIème siècle toute la réflexion sur le goût, la politesse, les qualités civiles se fondent sur cette sorte d’extraordinaire lucidité ou raison concernant l’erreur du monde et l’existence. Si on n’avait pas le goût, la civilité, les règles etc., on aurait la guerre de tous contre tous. Donc, la réflexion sur le goût qui se développe dans le champ littéraire et rhétorique s’appuie sur une vision de ce tragique du monde. Comme Pascal disait : « C’est un monde merveilleux mais plein d’ordures ». Le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure. C’est quelque chose qui nourrit la pensée au XVIIème siècle.
Selon François de La Rochefoucauld, il y a deux sens du mot goût. Il y a le goût comme attirance, comme préférence qui nous porte vers les choses. Cela veut dire le désir, l’amour. Et il y a le goût comme connaissance, comme discernement. Le discernement est un acte de la raison. Ce deuxième sens du mot « goût » va disparaître dans le jugement esthétique. Pour la Rochefoucauld, le bon exercice du goût, un goût juste se contient les deux. L’un n’est jamais une condition suffisante de l’autre. Il ne suffit de connaître pour aimer. La question de savoir c’est est-ce qu’il est nécessaire de connaitre pour aimer. Est-ce qu’il y a une autonomie de la préférence ? Si je dis « j’aime le chocolat » ce n’est pas un jugement goût. C’est une expression de préférence. Un jugement de goût c’est « le chocolat est bon ». Est-ce qu’il y a un acte de connaissance dans cette phrase ? Pour Kant, c’est un pseudo acte de connaissance. C’est une préférence. Si je dis « le chocolat est bon », cela veut dire « j’aime le chocolat » qui s’énonce sous la forme de jugement. Pour Wittgenstein, les jugements de goûts ne sont pas des jugements, des propositions de vérité ou fausseté, mais simplement des expressions d’affecte, d’émotion. La Rochefoucauld a conscience que dans le jugement goût il y a le désir, de l’affecte, du sentiment et que ce n’est pas simplement un acte de connaissance. Cette idée au fond est très ancienne puisque on la trouve dans la rhétorique cette synthèse entre raison et plaisir, entre l’acte rationnel et l’attirance ou la préférence. Dans la phrase de Rochefoucauld, il y a le terme de règle. Le goût est une règle comme discernement. La règle forme le goût comme connaissance. La question de règle est essentielle. Dire qu’il y a des règles du goût, les règles de l’art c’est affirmer au fond que le goût n’est pas subjectif. On peut le déterminer, définir etc. Puis il y a des règles qui peuvent nous apprendre à aimer, à préférer. Au XVIIème siècle on s’intéresse beaucoup à l’idée de règle. C’est l’art qui impose cette règle au goût, puisque l’art forme le goût.
La loi relève le domaine de nécessaire. Au domaine de nécessaire Aristote oppose le possible. C’est le domaine où les choses peuvent être ou ne pas être. Être autres qu’elles sont. Aristote développe une réflexion autour du probable, du possible, du vrai semblable. Chez Aristote il n’y a quelque chose d’autres que le vrai semblable. Le vrai semblable relève des procédures rationnelles mais des procédures rationnelles qui ne sont pas du même mot que la procédure rationnelle qui touche à la nécessité. La nécessité relève de la démonstration alors que le domaine de possible relève de la persuasion, de phénomène de croyance etc. Aristote ouvre la possibilité d’une réflexion sur l’art. Il définit un champ de possible dans lequel fonctionne une certaine forme de rationalité. Si on est dans le domaine de nécessaire, on est dans le domaine de la loi. La règle existe dans le domaine de la loi. La règle existe dans le champ de possible. Pour réfléchir à cette idée de règle, il faut partir de la distinction entre possible et nécessaire. Dans le cas de l’art, les règles n’ont jamais normatives. Si ce sont des outils, on peut les changer. Il n’y a pas d’art sans règles. Je n’apprends une règle qu’en appliquant. C’est comme la natation. On apprend nager en nageant. C’est le principe de la règle. Donc, le goût est lié à la règle en ce sens que les règles éclairent le goût, permettent de comprendre les qualités des choses.
Nicolas Boileau parle d’une idée des ressorts. Ce sont les moyens pour lesquels on arrive à plaire et à toucher. Boileau reprend le vocabulaire de la machine. On peut inventer des ressorts qui puissent attacher. Ce modèle mécaniste se trouve très souvent au XVIIème siècle en philosophie et dans l’analyse de la société. C’est l’idée qu’il y a la machine à produire le plaisir. L’art est la machine qui a les règles, les ressorts pour produire le plaisir. On ne produit pas le plaisir n’importe comment. Le grand concept Aristotélicien est le concept de différence spécifique – qu’est ce qui est propre à ?
Dans le cas de théâtre, tous ce qui relève de spectacle, le jeu du comédien, l’éclairage, mis en scène n’est pas technique, n’est pas propre au théâtre. Ce qui est propre au théâtre c’est la pièce. Donc, cette idée de la spécificité est fondamentale. Est-ce qu’il y a le plaisir propre, qu’est ce qui est propre au plaisir ? Si le but de l’art est de plaire, est-ce qu’il y a un plaisir propre à l’art ? Il y a le plaisir de la nourriture, le plaisir sexuel. Ce thème est extrêmement vague. Est-ce qu’il y a quelque chose qui caractérise spécifiquement le plaisir esthétique propre à l’art ? La spécificité de ce plaisir c’est qu’il n’est pas produit n’importe comment. Il est produit par des ressorts. C’est un plaisir qui conduit et qui obéit à des règles. On n’est pas obligé de savoir comment l’auteur a fait pour produire à nous un plaisir. On n’est pas obligé de savoir comment retrouver un plaisir. Le plaisir de l’art c’est un plaisir qui produit à partir des ressorts, intentionnellement. Ce n’est pas un plaisir spontané. Mais ce n’est pas une réponse suffisante. Il faut ajouter la question de la mimesis. Il n’y a pas d’illusion. C’est un plaisir qui repose sur la conscience de l’imitation. Le plaisir que je prends en regardant sur le tableau n’est pas même que le plaisir de la nourriture. Pascal disait : « Quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance des choses, dont on n’admire point les originaux ! ». Pascal dénonce ici le double sens de vanité : 1) vanité de l’art et 2) vanité au sens du vide, qui ne contient rien. En plus, il dénonce le paradoxe de la nature morte. Nous admirons l’imitation des choses quand on n’admire pas les originaux. Personne n’admire des raisins. On admire un tableau de Chardin où il y a des raisins. C’est une question que Dubos va poser. D’où vient un plaisir de la nature morte. Nature morte présente des objets qui n’ont aucun intérêt. La réponse est toute suite chez Dubos. Dans la nature morte, on ne peut pas s’intéresser aux choses que la peinture. On est obligé parler de la peinture. Quand on parle d’un tableau d’histoire ou d’un tableau religieux, on peut parler de beaucoup de choses sans parler de peinture. On peut parler des symboles, des significations, des histoires, des personnages. La nature morte c’est la nature morte. On ne peut parler que de vanité. Pourquoi on prend plaisir à l’image des choses qui nous fait horreur à la réalité ? Quelle est la différence entre le beau naturel et le beau artistique ? Le plaisir naturel se rapporte à des objets naturels et le plaisir esthétique se rapporte à des objets artistiques. Des objets artistiques sont des objets produits pour provoquer un plaisir. On peut tout esthétiser. Est-ce qu’on peut ramener la diversité des formes de l’expérience esthétique ?
Bibliographie:
- Lichtenstein, Jacqueline, Les Raisons de l’art. Essai sur les théories de la peinture, Gallimard, 2014.