Les Raisons de l’art de Jacqueline Lichtenstein
« On ne fait pas de la peinture avec des idées. »
Jacqueline Lichtenstein
Les Raisons de l’art de Jacqueline Lichtenstein est une tentation de repenser l’esthétique d’aujourd’hui privée de son objet et de contenu artistique. Il y a deux manières de concevoir le mot esthétique, inventé au XVIIIème siècle. Soit nous concevons l’esthétique comme une théorie de l’art au sens Baumgarten ou hegelien [1]. Il s’agit de la réflexion philosophique qui a été élaborée dans le champ artistique. Soit il y a une manière kantienne et post-kantienne de concevoir l’esthétique comme une théorie du jugement esthétique. Au sens stricte, l’esthétique kantienne est une esthétique transcendantale qui n’a rien avoir avec des objets qu’on appelle esthétiques [2]. Nous pouvons, par exemple, écrire des ouvrages d’esthétique sans aucune référence aux questions d’art. Ces deux usages très différents du mot esthétique montrent qu’il y a une sorte de tension entre l’histoire de l’art et la philosophie. Le procès fait à l’esthétique depuis le XXème siècle a abouti à une ambigüité de l’utilisation du mot esthétique comme une discipline philosophique, et non pas comme un régime d’identification spécifique de l’art. Lichtenstein s’oppose donc à cette tyrannie de la philosophie qui postule l’absence délibérée d’art dans la réflexion esthétique. En se référant à Schlegel, Lichtenstein cite que la philosophie de l’art manque ou bien philosophie, ou bien l’art [3]. A cet égard, elle fait le choix de l’art contre la philosophie pour s’intéresser à la spécificité de ce mode de pensée qu’on ne peut pas juger simplement à l’ombre d’un certain nombre des théories spéculatives. Pourtant, il ne s’agit pas d’abandonner l’esthétique comme une invention philosophique. Il s’agit de réconcilier la réflexion philosophique avec la connaissance de l’art à condition de rompre avec cette autonomie de la théorie par rapport au monde de l’expérience pratique. Dans ce cas, s’éloigner de l’esthétique en travaillant sur des objets et des textes de l’histoire d’art signifierait choisir une méthode pour des raisons philosophiques. Autrement dit, le philosophe doit reconnaitre la nécessité d’étudier des pratiques artistiques « …pour accepter d’être philosophiquement travaillé, inquiété, interrogé, bousculé, voire brutalisé par l’art » [4].
Je me souviens de ma visite à une grande exposition de l’art contemporain à Bruxelles l’année dernière, après laquelle j’ai reconsidéré mon approche philosophique de l’art. La plupart des objets d’art contemporain que j’ai vu à l’Art Brussels étaient des objets du quotidien étranges, modifiés, banals. J’y observais non seulement une coupure nette entre l’artiste et le public, mais aussi entre le discours sur l’art et l’art lui-même. Il semble en effet que ce qu’on appelle la crise de l’esthétique soit une incapacité de nombreux discours philosophiques à prendre en compte des œuvres qui perturbent nos modes de pensée [5]. Le but principal de l’art contemporain n’est justement plus de présenter la beauté, puisqu’il prône souvent le détachement esthétique. C’est ainsi que l’on en vient à reprocher à cet art d’être « ennuyeux », « sans contenu », « sans talent », voire de dissimuler un grand vide avec des « élucubrations intellectuelles » ou des « trucages ». Le manque d’unité et d’homogénéité des œuvres m’a tourné vers l’esthétique du pluralisme renvoyant à la diversité de l’expérience esthétique. Enfin, la recherche des valeurs esthétiques ressemblantes dans chaque jeu de langage de l’art m’a conduit à l’apprentissage des pratiques artistiques. A chaque niveau de ma pensée sur la rationalisation de l’esthétique, j’ai cessé de philosopher sur l’art pour abandonner l’idée d’autonomie du jugement de goût par rapport au jugement de connaissance. J’ai donc commencé ma réflexion sur l’art suite à un intérêt et une excitation générés par la problématique des pratiques artistiques et, en ce sens, je souscris totalement à l’idée de Lichtenstein que le philosophe doit travailler non seulement à partir de l’art, mais aussi par l’art.
Dans cette perspective, Lichtenstein veut souligner l’ignorance réelle dans la pensée philosophique esthétique en France. Tout l’enseignement esthétique aujourd’hui est obsédé par cette idée de l’irrationalité, de la spontanéité du jugement esthétique. Il y a un usage français de Kant et du Kantisme comme s’il n’y avait eu aucune pensée avant Kant. On ignore les pensées de Raphael, Poussin, La Rochefoucauld ou même de Hegel, puisqu’il s’agit de l’histoire de l’art et non pas de la philosophie. Au XVIIème siècle, La Rochefoucauld comme beaucoup d’autres philosophes contemporains confère un double sens au jugement de goût [6]. D’un côté, il y a le goût comme préférence qui nous porte vers les choses. À cela s’appliquent le désir, les sentiments du plaisir, l’amour. De l’autre côté, il y a le goût comme connaissance, le discernement. Il s’agit d’un acte de la raison. Par conséquent, le goût fin et délicat contient le désir aussi bien que le discernement. Cette idée au fond est très ancienne puisque l’on trouve cette synthèse entre la raison et le plaisir, entre l’acte rationnel et la préférence dans l’Antiquité. On voit que ce deuxième sens du mot goût, appartenant à la raison, va disparaître dans le jugement esthétique à partir de Kant. Kant nous demande ne pas disputer de goût, car il n’est pas fondé sur des preuves empiriques ou rationnelles [7]. Il s’ensuit qu’une règle universelle d’après laquelle on pourrait déterminer objectivement la beauté n’a pas de sens. Ce qui constitue notre jugement esthétique est un sentiment de satisfaction qui est toujours singulier. Dans cette expérience personnelle, la sensation du plaisir postule la possibilité d’un jugement esthétique qui puisse être valable en même temps pour tous. Tel assentiment universel renvoie à un sens commun esthétique qui n’est ni cognitif, ni logique, mais qui est communicable à priori.
Une fois que le jugement de goût a été différencié de celui de la connaissance, l’ambiguïté de cette sphère esthétique ouvrait la porte, soit à un irrationalisme, soit à un nouveau rationalisme dogmatique [8]. L’interprétation kantienne de l’art ne nous permet pas de prendre au sérieux les œuvres d’art contemporain. Regardant, par exemple, une œuvre de Christopher Wool, on est incapable de porter notre jugement de goût sur la sensation ou l’expression de soi. Il faut rendre compte de la dimension conceptuelle de cette œuvre au nom d’un plaisir sublimé par l’intelligence. Même si ces raisons ne peuvent pas nous forcer à éprouver du plaisir par rapport à une œuvre particulière, elles peuvent néanmoins nous faire reconnaître un jugement selon lequel une œuvre est réussie. Je peux, par exemple, donner des raisons à quelqu’un pour lesquelles on peut considérer Autoportrait de Francis Bacon une œuvre réussie. Mon raisonnement s’appuierait sur la description de la technique unique que Bacon utilise en faisant cette peinture. En même temps, cette œuvre ne me plait pas visuellement puisqu’elle me semble repoussante, cruelle et terrifiante. Réinstaurer la sensibilité kantienne signifierait donc accepter le principe d’un art qui rompt avec le principe d’expression de l’art contemporain. A cet égard, si on veut s’abstenir de l’irréductibilité absolue du phénomène artistique, il faut prendre appui sur la rationalité esthétique qui admet la justification des jugements par l’argumentation, à savoir les raisons de l’art. Or, je me sens pleinement en accord sur l’idée d’une forme de rationalité dans le jugement esthétique fondé sur l’art que Lichtenstein défend dans son livre.
C’est en ce point qu’il faut faire référence aux apprentissages et au rôle de l’expérience artistique dans l’enrichissement, le développement et l’élaboration du jugement esthétique. Lichtenstein montre en effet qu’il faut pratiquer l’art pour bien voir [9]. Il faut avoir un rapport concret et matériel pour exercer l’œil. Or, Lichtenstein reprend cette idée de pratique d’art amateur du XVIIIème siècle, où on apprenait à peindre, à dessiner, à faire des aquarelles. Elle expose les arguments de Du Bos et de Caylus comprendre la pensée du spectateur ignorant qui illustre ce rapport entre la théorie et la pratique. Il s’agit d’un éloge de l’amateur qui a une expérience de l’art, mais qui n’est pas partial comme l’artiste ou le collectionneur. L’ignorant peut voir ou entendre certaines choses que l’artiste ne peut pas. Il est possible que trop savoir rende indisponible sur ce que l’expérience esthétique aurait permis d’immédiateté et de surprise. Ce qui est en jeu tout particulièrement, c’est l’apprentissage des affects de l’expérience esthétique et ses comparaisons. Or, la connaissance d’ordre intellectuelle contribue à former notre goût en affinant sa délicatesse. La conception de Lichtenstein me donc semble véritablement une théorie du « connaisseur » au sens humien que j’approuve évidemment. Chez Hume, à chacun son goût, mais pas au point de dire que chaque jugement se vaut [10]. Dans l’expérience du goût normé, il y a l’absence de préjugé et la juste disposition appropriée à l’objet. La finesse de la perception consiste dans la concentration, la comparaison, l’attention, la considération de toutes les composantes de l’objet sous divers angles. Contrairement à Kant, Hume admet la connaissance dans le jugement de goût puisque il y a la place pour une pratique d’éducation du goût normé. Ceci conduit à dire que l’appréciation esthétique de l’amateur de Lichtenstein renvoi à celle de l’expert de Hume. Elle est ni immédiate ni facile, et requiert une finesse de discernement.
Pour conclure, la lecture de Les Raisons de l’art suffira à emporter la conviction que l’art a ses raisons que l’esthétique ignore. Il s’agit de la technique et la pratique artistique sur lesquelles le philosophe ne rend compte que dès qu’il a acquis le monopole de la réflexion sur l’art. Il revient donc au philosophe de cesser de théoriser sur l’art et le beau sans rapport aux œuvres. Lichtenstein voit dans l’alliance entre les discours théorique et la pratique artistique la seule logique de l’expérience esthétique. Les règles de l’art imposent que le goût n’est plus seulement cette faculté d’avoir ou non de la préférence. Il y a aussi la place pour le discernement des raisons du beau. C’est dans ce jeu rationnel devant l’œuvre que s’élabore le plaisir du spectateur. Or, l’esthétique n’est pas philosophiquement vaine dès lors qu’elle parle de cette expérience de plaisir encadrée par les raisons de l’art.
Références:
- Baumgarten subsume la beauté, les beaux-arts, le goût, l’expérience sensible sous le même concept de l’esthétique. En affirmant la dimension cognitive de l’esthétique, il établit une synthèse entre l’art et la science. Voir J. Lichtenstein, Les Raisons de l’art p.31-32.
- Sur ce sujet voir E. Kant, Critique de la Raison pure, trad. A. Renault, Flammarion, 2006.
- J. Lichtenstein, Les Raisons de l’art, p. 175.
- Ibid. p. 29.
- Quant à la crise de l’esthétique, Lichtenstein fait référence au livre de Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique (2004), où l’esthétique se porte très mal. Il s’agit d’un mauvais procès qui se contente le plus souvent de fausses querelles et qui n’aboutit jamais véritablement à une critique radicale. Voir J. Lichtenstein, Les Raisons de l’art, p. 173-174.
- François La Rochefoucauld, Maximes et Réflexions diverses, p. 162.
- E. Kant, Critique de la faculté de juger, §33
- Un irrationalisme dans l’art suppose qu’il n’y a plus de critères esthétiques et tout se vaut. Un rationalisme dogmatique, par contre, définit le domaine de l’art à partir d’un canon artistique. Sous canon, il s’agit de l’argument d’autorité qui naît du consensus d’un milieu ou de la démarche transcendantale au sens kantien qui prédéfinit un domaine d’expériences esthétiques. Sur ce sujet voir Rainer Rochlitz, Subversion et Subvention. Art contemporain et Argumentation esthétique, Gallimard, 1994, p. 84-86.
- J. Lichtenstein, Les Raisons de l’art, p.94-110.
- D. Hume, Essai sur l’art et le goût, p. 75-124.
Bibliographie :
- Hume, David, Essais sur l’art et le goût [1752], édition bilingue, Paris, Vrin, 2010.
- Kant, Immanuel, Critique de la faculté de juger [1790], trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 2000.
- Kant, Immanuel, Critique de la Raison pure, trad. A. Renault, Flammarion, 2006.
- La Rochefoucauld, François, Maximes et Réflexions diverses, Flammarion, 1999.
- Lichtenstein, Jacqueline, Les Raisons de l’art. Essai sur les théories de la peinture, Gallimard, 2014.